Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Deux visions de la réforme du marché européen de l’électricité : le débat franco-allemand

Un récent rapport de RTE rappelle que même dans l’hypothèse où la demande totale d’énergie finale de la France chuterait en 2035 par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui (passant de 1600 TWh en 2021 à 1100 TWh en 2035, ce qui est optimiste) la consommation d’électricité augmenterait à la fois en valeur relative (de 25% à 45%) et en valeur absolue (de 400 TWh à près de 500 TWh). La décarbonation du bouquet énergétique doit en effet s’accompagner d’une électrification croissante des besoins, dans tous les domaines et en particulier dans celui de la mobilité. Il faudra donc investir tout à la fois dans la production d’électricité et dans la modernisation et l’extension des réseaux de transport et distribution d’électricité. Cela sera coûteux d’autant que dans le même temps certains investissements non amortis vont devenir des « coûts échoués » (cas du secteur de l’automobile thermique ou de celui des infrastructures de gaz méthane).

Dans le domaine de la production d’électricité il faut investir dans le prolongement de la durée de fonctionnement du parc nucléaire actuel et prévoir la construction de nouveaux réacteurs (qui certes ne seront pas opérationnels avant 2035). Les investissements dans la production d’électricité éolienne et solaire seront, eux aussi, importants. Dans le cas des réseaux il faut raccorder des volumes croissants de capacités renouvelables et investir massivement dans des bornes publiques de recharge pour garantir la mobilité électrique.

Pour ce qui est du nucléaire il faut tout à la fois évaluer les coûts complets du MWh et s’assurer que le prix de vente permettra de couvrir ces coûts. Mais les divergences franco-allemandes sur la réforme du marché européen de l’électricité ne vont pas faciliter les choses.

1. Évaluation des coûts complets du MWh nucléaire (parc historique)

Il existe un consensus pour dire que le niveau actuel de l’ARENH (42 euros/MWh) ne correspond plus au coût réel du nucléaire historique. Ce « prix coûtant » a été fixé en 2012 et n’a jamais pris en compte l’inflation (de l’ordre de 20% entre 2012 et 2022) ni le coût du grand carénage. On devrait être aujourd’hui entre 55 et 60 euros/MWh. Certains travaux de la CRE et de la Cour des Comptes le rappellent.

Il semble qu’il y ait aujourd’hui une divergence d’appréciation sur le coût prévisible du MWh nucléaire entre la CRE et EDF pour la période 2026-2030 (après la fin de l’ARENH prévue en décembre 2025) : la CRE estime ce coût proche de 60 euros tandis qu’EDF l’évalue à près de 75 euros. Cette différence s’explique, pour partie, par le choix de deux hypothèses divergentes concernant le CMPC (Coût moyen pondéré du capital, WACC en anglais) et le productible du parc nucléaire sur la période. La CRE retient un taux proche de 8,3% pour le CMPC alors qu’EDF raisonne sur la base d’un taux proche de 11,9%. C’est une divergence sur le cadre régulatoire qui justifie cette différence de coût du capital. La CRE raisonne sur un cadre public de régulation (mécanisme des CfDs, pour « contracts for differences ») prévoyant un prix plancher et un prix plafond pour le producteur, les deux prix pouvant d’ailleurs être les mêmes, alors qu’EDF raisonne dans un contexte de prix de marché plus volatils avec des contrats privés de gré à gré (ou négociés avec enchères) passés entre le producteur et ses clients. Le risque est donc sensiblement plus grand pour le producteur dans le second cas que dans le premier (incertitudes plus fortes), ce qui justifie un taux d’intérêt et un taux de rendement du capital plus élevés. A cela s’ajoute le fait que la quantité d’électricité nucléaire prévisible sur la période est plus faible dans les calculs d’EDF que dans ceux retenus par la CRE. Toutes choses égales par ailleurs un moindre productible se traduit mécaniquement par un coût moyen du MWh plus élevé.

On notera que les externalités liées à la production d’électricité faite avec des énergies fossiles (gaz et charbon) sont en partie prises en compte puisque le coût complet de ces MWh intègre le coût du carbone (un prix du C02 proche de 100 euros la tonne). On peut donc parler de coûts complets. Ce n’est pas le cas pour les renouvelables : on ne comptabilise pas en général le coût du back-up lié à l’intermittence des renouvelables (coût du stockage par exemple) ni le « coût système » lié au maintien de la fréquence sur le réseau (mission qui échoit aux machines tournantes comme le nucléaire ou les centrales thermiques). Une partie des coûts de raccordement est également mutualisée dans la fixation du TURPE (tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité) par la CRE, alors qu’il faudrait imputer ces coûts de raccordement sur le réseau de transport et sur le réseau de distribution au prix de revient de ces énergies intermittentes.

2. Le duel franco-allemand sur la réforme du marché de gros

La France compte essentiellement sur le nucléaire et accessoirement sur les renouvelables pour opérer sa transition vers une économie bas carbone. Ce sont deux énergies à forte proportion de coûts fixes et à faible proportion de coûts variables. Le coût du combustible est faible dans le prix de revient du MWh nucléaire ; il est nul avec les renouvelables. Il est donc normal que l’on recherche un prix de vente du MWh qui soit stable et proche du coût moyen du parc. L’Allemagne compte principalement sur les renouvelables et les centrales à gaz (et au charbon) pour réaliser sa transition énergétique. Le coût du MWh produit avec du gaz ou du charbon (prix du CO2 inclus) dépend donc principalement du prix du gaz et de celui du charbon, qui sont très volatils. Comme ces centrales font le prix d’équilibre une grande partie du temps sur le marché de gros européen (coût marginal de la centrale marginale) il est logique que l’on cherche un prix de vente du MWh qui suive au plus près le coût des combustibles fossiles.

Dans le cadre de la réforme en cours du marché européen de l’électricité, deux mécanismes sont proposés pour limiter l’exposition des industriels à la volatilité du prix : il y a le « contrat pour différence » (CFD), et les contrats d’approvisionnement de long terme du type P.P.A (Power Purchase Agreement). Dans le premier cas, l’Etat intervient en fixant un prix garanti au producteur d’électricité, puis compense ou ponctionne en fonction de la différence avec le prix de marché. Dans le second cas, le producteur négocie de gré à gré ou via des enchères avec un fournisseur d’électricité ou avec un client industriel.

La France aimerait appliquer le CFD à son parc nucléaire historique, mais les Allemands en particulier sont contre cette option. Ils l’accepteraient éventuellement pour le nouveau nucléaire, mais cela nous renvoie à dans quelques années. Cette opposition s’explique par le fait que les Allemands ont des centrales à gaz et à charbon qui produisent une électricité aux prix très volatils. Ils investissent par ailleurs beaucoup dans les énergies renouvelables, qui génèrent par moments des chutes du prix de gros observé sur le marché de l’électricité. Mais c’est le coût des énergies fossiles qui la plupart du temps fixe le prix de l’électricité sur le marché de gros. Leur préoccupation est donc que l’électricité soit en permanence vendue sur la base du prix de gros pour que tout le monde soit logé à la même enseigne. Avoir un CFD appliqué au nucléaire historique permettrait à la France de compenser EDF en cas de chute du prix de gros, ou d’avoir un prix relativement stable et surtout inférieur au prix de gros, donc au prix payé par les industriels allemands, en cas d’envolée des prix sur le marché de gros. Cela améliorerait la compétitivité de l’industrie française, ce qui gêne les Allemands.

Comme l’a très bien dit le Vice Chancelier d’Allemagne « l’Allemagne n’est pas contre le nucléaire français ; elle est contre le nucléaire français vendu à un prix inférieur au prix du marché de gros européen » … en d’autres termes elle et contre le nucléaire compétitif !

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Professeur Emérite à l’Université de Montpellier

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