Le Pont

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Le Maroc de Tahar ben Jelloun

A propos du livre « Dictionnaire amoureux du Maroc » par Tahar ben Jelloun. Plon, 2023.

Dans ce bel ouvrage, l’auteur franco-marocain le plus connu en France et dans l’espace francophone entend partager avec ses lecteurs l’amour qu’il porte à son pays natal, le plus beau pays du monde. C’est un sentiment que je peux comprendre, d’autant que je suis moi-même né dans le royaume chérifien, à Agadir. Et ma ville natale compte elle aussi parmi les entrées de ce dictionnaire amoureux. Je n’oublierai jamais ma ville natale, bien qu’elle ait été victime d’un affreux tremblement de terre dont je suis un rescapé… C’est dire, en plus de tant d’autres souvenirs inoubliables, si je tiens à ce livre.

L’histoire du Maroc est unique, à la fois en tant que pays musulman et tant qu’harmonieux mélange de ses origines. Seul pays islamique qui reconnait dans sa constitution d’autres entités, non arabo-musulmanes, gisant au fondement de sa nation. Ainsi, les juifs font partie intégrante de ce royaume et de sa culture, sans la moindre difficulté, et quand vous en parlez avec des officiels, ces derniers reconnaissent de bonne grâce ce que leur pays doit aux savants et aux élites juives nées dans le royaume.  Je renvois aussi aux commentaires sur les accords d’Abraham où l’on sent poindre le savoir-faire diplomatique chérifien. Et je suis sincère en le notant. Enfin, la diplomatie chérifienne fait pâlir de jalousie tous ses voisins d’Afrique noire ou du Nord en raison de son habileté et de sa modération. Un exemple à suivre.

Un événement personnel : l’ambassadeur du Maroc en France, Monsieur Chacib Benmoussa l’avait invité à faire une conférence sur Moïse Maimonide dans le cadre des mercredis de l’ambassade, ici à Paris, rue Le Tasse… J’avais trouvé cela tout à fait normal.

Le livre s’ouvre sur une longue introduction que je qualifierai de dialectique. Évidemment, on comprend bien pour quelle raison. Notre homme aime son pays natal mais ne ferme pas les yeux sur tous ses maux. Le pays n’est pas une dictature, loin de là, mais ce n’est pas non plus une démocratie parfaite. En d’autres termes, le Maroc n’est pas la France, deux pays entre lesquels l’écrivain vit ; ce qui lui permet de dénoncer la corruption et la bureaucratie. Deux réalités dont on ne soupçonne pas la profondeur, tant qu’on n’y est pas vraiment confronté. Je suis amusé par ce va et vient auquel l’auteur se soumet s’il veut que cette approche soit retenue, validée.  Parfois, j’ai souri en lisant cette préface et parfois j’ai froncé les sourcils. Mais j’ai aussi éprouvé de la nostalgie surtout en lisant le nom de cette station thermale, Sidi Hrazem que ma mère, née à Fès, citait souvent devant nous, ses enfants.

TBJ s’étend aussi sur les mouvements migratoires, signalant le chiffre élevé de Marocains vivant à l’étranger ou figurant en tête des candidats à la naturalisation. Il y a aussi le vieux rêve de feu le roi Hassan II de relier son royaume à l’Europe… Je doute que quelqu’un puisse faire revivre aujourd’hui ce projet embaumé.

Impossible d’écrire sur un sujet ou une cause relevant de l’islam ou des Arabes sans évoquer l’islamisme. L’auteur rejette le syntagme islamo-gauchisme, d’autres parlent d’islamo-fascisme. Je n’ai pas assez d’espace pour en discuter le bien-fondé ou la pertinence. Ce que je peux dire avec certitude, c’est que nous sommes en présence d’un phénomène qui va donner du fil à retordre à des pays comme le Maroc. Ce sujet ne trouve hélas pas de discussion calme et sereine. D’innombrables erreurs commises de part et d’autre ont fait de cette question des flux migratoires un enjeu majeur. L’auteur le remarque lui-même.

C’est un Maroc très attachant que nous raconte l’auteur. Il parle peu de la France et de ce qu’elle lui a offert, hormis le fameux prix littéraire remporté et largement mérité. Passons à quelques entrées qui forment l’ossature du livre, même si je recommande la lecture très attentive de la préface, sorte d’introduction politico-théologique de l’ensemble.

Les abeilles, toujours elles et, liste alphabétique oblige, si elles venaient à disparaitre, cela sonnerait le glas de l’humanité dans sa totalité…Pas étonnant qu’elles ouvrent la longue série d’entrées examinées dans ce beau dictionnaire… Et pour bien des raisons, notamment la dilection du peuple pour le miel, le thé, etc… Sans oublier la menthe. En gros, l’auteur se fait l’écho de tous ceux qui dénoncent la mauvaise cuisine, la mauvaise alimentation dont les effets se répercutent sur la santé.

Disons un mot des accords d’Abraham, soumis à rude épreuve depuis un certain 7 octobre… L’auteur avance à pas comptés mais on ne sait pas vraiment ce qu’il pense, même si je comprends sa retenue. Par contre, natif d’Agadir et ayant survécu à cette terrible nuit du tremblement de terre, (j’avais huit ans et demi), les termes de l’auteur me semblent un peu froids. Ce n’est pas ce que j’attendais, mais je respecte sa décision, après tout il n’y est pas né et n’a pas vécu le tremblement de terre… Ce n’est pas une critique, c’est son droit. Pour moi, le climat, la lumière des paysages, la plage au sable fin, les sardines et tout le reste, me parlent…

Le livre apporte aussi des éléments nouveaux et des personnalités nouvelles comme cette dame, autorisée à prononcer un discours devant le monarque, et devenue préfète de la ville d’Agadir. L’auteur nous permet de voir l’émergence d’une nouvelle génération de citoyens et de citoyennes.

L’évocation de la personne d’un juif marocain et fier de l’être, Edmond Amram el Maleh est chaleureuse et m’a vivement ému. J’ai un peu connu cet homme bon lorsque j’ai fait paraître le premier volume de mes traductions de l’allemand des œuvres de Gershom Scholem au début des années quatre-vingts … Il m’avait reçu chez lui avec son épouse pour me montrer son article sur moi, paru dans le journal Le Monde (avec François Bott) le monde des livres (Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Le Cerf). J’ai gardé un bon souvenir de cet homme qui respirait la bienveillance et l’empathie avec autrui. Que son souvenir soit une bénédiction.

Je note aussi qu’aurait développer les lignes consacrées au défunt professeur Haïm Zafrani, spécialiste du judéo-arabe et de la philosophie orientale, elles ne sont pas assez importantes car cet homme faisait partie de l’Académie royale du Maroc, insigne honneur qu’il partageait avec le conseiller du roi, lui aussi juif.

Si vous lisez ce livre, n’omettez surtout pas de vous arrêter sur le mot arabisation, l’auteur y développe un aspect très intéressant du rapport au multilinguisme, et à l’enseignement de l’histoire de la philosophie, dont furent privées des générations entières de lycéens et d’étudiants. Au moins qu’elles aient échappé à ma vigilance, il manque des notices sur Averroès, ibn Tufayl et quelques autres. Il est vrai que TBJ est écrivain et pas philosophe. Mais parmi ces penseurs il en existe quelques uns qui ont leur place dans les mémoires universelles de la pensée. Et n’oublions pas que le père du rationalisme juif au Moyen Age est Moussa ben Maimoun ibn Abdallah al kordobi al israéli, l’auteur du Guide des égarés, dont le titre originaire en arabe est : Dalalat al haYirin (Le Guide des perplexes). Or Maimonide a transité par la ville de Fès avant de s’enfuir en Égypte.

Ce livre m’a bien plu car il m’a rappelé tant de choses enfouies dans notre mémoire collective. Il contribue à faire aimer une culture qu’il  faut soutenir…

 

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