L’Europe face à un double défi : taxonomie et réforme du marché de l’électricité
L’Union européenne est aujourd’hui face à un double défi : celui de la mise en œuvre de la taxonomie et celui de la réforme du marché de l’électricité, et ces deux défis sont pour partie liés.
La taxonomie n’est pas un traité
La taxonomie désigne, rappelons-le, la classification des énergies considérées comme « vertes » et qui, pour ces raisons, pourront bénéficier de financements privilégiés. Les renouvelables y figurent de plein droit et le nucléaire comme le gaz fossile ont fini par y être admis, suite à un compromis franco-allemand. On comprend que ce soit transitoire pour le gaz qui a vocation à se substituer au charbon dans le mix électrique des pays gros émetteurs de carbone comme l’Allemagne ou la Pologne ; on a plus de mal à le comprendre pour le nucléaire qui est une énergie décarbonée et entend le rester, ce qu’aucun scientifique ne pourrait contester. La vigilance s’impose car un certain nombre de contraintes ont été imposées à cette admission du nucléaire, en particulier des dates-butoirs tant pour décider de l’allongement des parcs existants (2040) que pour la validation de nouveaux projets (2045). A cela s’ajoute le fait que les « lignes directrices » (une sorte d’annexe à cette taxonomie) semblent exclure le nucléaire des aides publiques et que le cycle du combustible nucléaire semble lui aussi avoir été quelque peu oublié. On peut voir dans ce compromis une demi-victoire ou un demi-échec pour la France, mais on peut aussi y déceler des signes d’espoir pour autant qu’une volonté politique sache en tirer des leçons dans la mise en oeuvre.
IL est important de rappeler que la taxonomie n’est pas un traité mais un acte délégué (une sorte de décret) et qu’une majorité peut toujours l’amender ; la moitié environ des pays de l’Union souhaite maintenir ou développer l’option nucléaire et ces pays pourront demain modifier certaines dispositions s’ils le souhaitent. Tout est question de rapport de forces. Il importe de rappeler aussi que le Traité de l’Euratom, un des traités fondateurs de l’Europe, qui fait obligation aux Etats signataires d’encourager le développement du nucléaire, est lui toujours en vigueur et que ceux qui veulent sortir du nucléaire ne l’ont toujours pas dénoncé. Paradoxalement les dispositions restrictives introduites dans la taxonomie peuvent être une incitation donnée aux pays qui ont fait le choix du nucléaire d’intensifier leurs efforts pour accroître la recherche dans le nucléaire et accélérer le passage aux réacteurs de 4ème génération qui présentent de gros avantages tant au niveau de la sûreté des réacteurs qu’à celui du cycle du combustible. Ces réacteurs peuvent transmuter certains déchets et ils permettent de brûler le plutonium accumulé. La fixation de délais pour pérenniser le nucléaire pourrait ainsi accélérer certaines décisions en faveur du nucléaire.
Le constat que le prix de l’électricité, que l’on souhaite par ailleurs décarboner grâce à cette taxonomie, est aujourd’hui fortement dépendant du prix du gaz, qui est une énergie carbonée et importée, doit questionner les instances européennes sur la nécessite de revoir la logique de libéralisation mise en place après les Directives de 1996 et suivantes.
Les paradoxes du marché de l’électricité
Les signaux envoyés par le marché de l’électricité ne permettent pas aujourd’hui de prendre les bonnes décisions d’investissement. Ce sont des signaux de court terme et, qui plus est, paradoxaux. Le prix d’équilibre sur le marché spot français par exemple (un prix pour chaque heure, fixé la veille pour le lendemain) est une grande partie du temps corrélé au prix du gaz alors même que le poids du gaz dans le mix électrique de la France ne dépasse guère 7%. L’envolée du prix du gaz a entraîné une très forte augmentation du prix de l’électricité : entre 200 et 400 euros/MWh contre 40 à 50 euros il y a quelques mois encore. Cela tient certes aux interconnexions transnationales puisque le marché français est dépendant des autres marchés de l’Union. Cela tient en partie au prix du carbone puisque le gaz est carboné. Cela tient surtout au fait que sur un marché concurrentiel les enchères se font par ordre de coût marginal croissant des centrales appelées (logique dite du merit order) et que le prix d’équilibre est un prix-limite. Toutes les centrales qui participent aux enchères sont rémunérées à ce prix-limite. Comme les centrales à gaz sont une grande partie du temps les centrales marginales, ce sont elles qui font le prix d’équilibre. Certains souhaitent réformer ce système et c’est là encore un sujet auquel la Commission devra s’intéresser si elle veut que sa taxonomie conduise aux bonnes décisions. Plusieurs solutions sont possibles.
- On peut conserver le principe d’un marché spot et la logique veut alors que le prix y soit fixé par le coût marginal de la dernière centrale appelée (le prix du gaz aujourd’hui). C’est ce que nous enseigne la théorie économique. Mais on peut apporter des correctifs en tenant compte des coûts externes et des coûts dits « système». L’inclusion du prix du CO2 dans le coût marginal des centrales carbonées est un exemple d’externalité aujourd’hui prise en compte dans le merit order. On pourrait tenir compte des coûts liés à l’intermittence de certaines énergies et introduire un coût de stockage-déstockage pour les énergies non pilotables. On peut limiter la portée du marché spot (dit energy-only) en l’adossant à un marché de capacité, ce que les pays européens ont fait depuis 2017. Comme le prix spot ne permettait pas alors de rémunérer tous les coûts fixes, on a mis en place un marché qui rémunère la puissance (le kW) en plus de celui qui rémunère l’énergie (le kWh). La logique veut alors que les deux prix évoluent en sens contraire bien que le timing des enchères ne soit pas le même. On pourrait dès lors donner plus d’importance au marché de capacité et réduire de façon concomitante le rôle du marché spot, qui in fine pourrait devenir un simple marché d’ajustement.
- On peut envisager de maintenir un marché spot mais d’y associer un mécanisme de « contrats pour différences» pour tous les investissements de capacité. Le producteur qui a investi dans une centrale vend alors son électricité sur le marché de gros une fois la centrale raccordée au réseau, et il obtient un complément de rémunération de la part de l’Etat si le prix de vente est inférieur à un prix considéré comme le seuil de rentabilité (taux de rentabilité du capital compris) ; il verse la différence entre le prix du marché et le prix garanti si ce prix est trop rémunérateur. C’est le système adopté au Royaume-Uni pour la centrale nucléaire d’ Hinkley Point qui serait généralisé à tous les investissements de capacité.
- On peut opter pour le système de l’Acheteur Unique qui consiste pour le gestionnaire de réseau (RTE) à lancer des appels d’offre et à retenir les centrales qui offrent le meilleur prix à service équivalent. La concurrence est alors limitée à la production et seuls les fournisseurs qui sont aussi producteurs peuvent vendre de l’électricité. Cela supprime les fournisseurs opportunistes qui ne font qu’acheter pour revendre. Les enchères (sous plis scellés) peuvent dans ce cas être des enchères discriminantes, dites à la hollandaise ce qui signifie que les producteurs retenus perçoivent le prix demandé et non le prix-limite. Cela supprime certaines rentes différentielles dites inframarginales. Certes il faut tenir compte de l’effet pervers que constitue « la malédiction du vainqueur». Le vainqueur peut regretter d’être gagnant parce que son prix d’offre a été raisonnable tandis que d’autres concurrents, également retenus, bénéficieront de prix plus rémunérateurs. Il anticipe cette malédiction et revoit à la hausse son prix d’offre, ce qui réduit la probabilité d’être retenu mais accroît sa rémunération en cas de succès. Comme tous les participants aux enchères se comportent de même, les prix offerts ont tendance à être accrus.
- On peut revenir à des tarifs totalement réglementés et directement corrélés aux coûts du mix électrique national mais cela revient abandonner l’ouverture à la concurrence et à restaurer en grande partie la situation qui prévalait avant la libéralisation. On peut toutefois maintenir un marché de gros limité aux échanges aux frontières.
Les pays qui refusent l’option nucléaire ont intérêt à maintenir le système actuel de marché car ils auront besoin d’exporter leurs surplus d’électricité renouvelable à certaines heures et de bénéficier de l’électricité des centrales pilotables (nucléaires) des pays limitrophes à d’autres heures, du moins tant qu’ils ne disposeront pas de capacités de stockage suffisantes. La volatilité des prix « spot » n’est pas un obstacle. Les pays qui veulent maintenir voire renforcer l’option nucléaire sont davantage préoccupés par la rentabilité à long terme de leurs investissements et cette volatilité est plutôt un handicap. Ils ont intérêt à une rémunération stable et à convaincre leurs clients des bienfaits d’une telle tarification. Comme les intérêts entre pays sont divergents au niveau de la taxonomie comme à celui de la réforme du marché spot il ya place pour des compromis donc pour des concessions réciproques.
Professeur Emérite à l’Université de Montpellier
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Jacques Perceboishttps://lepontdesidees.fr/author/jpercebois/
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