L’ombre de l’Allemagne plane sur le rêve écologique européen
Pour canaliser les acteurs sur les trajectoires écologiques, les autorités politiques disposent de deux types de moyens complémentaires : les normes techniques et les taxes. Les normes techniques sont souvent invisibles mais bien plus déterminantes que les prix et les taxes, dont l’impact est plus visible mais plus superficiel. Cette analyse, ou plutôt ce constat, confère un rôle prépondérant aux normes techniques pour piloter la transition écologique et climatique.
Gilles Bellec
L’efficacité des normes techniques est directe et première car les normes impactent tous les acteurs sans exception et de façon uniforme, alors que les taxes, comme la taxe carbone ou sur les carburants, ont un effet plus indirect, impactent plus les pauvres que les riches. Leur efficacité climatique est inévitablement diminuée par la redistribution sociale. De plus l’effet rebond permis par le progrès technique vient également en neutraliser l’effet. Finalement, la taxe carbone peut être vue comme un outil très puissant sur le plan fiscal mais peu efficace pour réduire les émissions carbonées. On le constate depuis 40 ans dans les transports routiers où ni les chocs pétroliers ni les taxes élevées n’ont véritablement ralenti la demande.
Car, pour être efficace sur le climat, le niveau de la taxe carbone devrait être augmenté progressivement jusqu’à placer les titulaires de bas revenus sous une pression permanente et croissante, socialement insupportable. Cela déboucherait sur un cauchemar social au nom de l’écologie.
De plus, dans l’espace politique européen, les rôles sont partagés. Au niveau de l’Europe, le choix des normes techniques du marché intérieur. Au niveau des États membres, le niveau des taxes. Chacun son rôle.
Cette situation comportant deux niveaux de pilotage avec une efficacité directe pour l’un et indirecte pour l’autre confère au niveau européen un rôle leader sur la question climatique, d’autant plus que la marge de manœuvre fiscale des États membres est limitée par la pression de la concurrence commerciale entre les pays européens.
Dans ce contexte particulier, l’actualité politique allemande donne un exemple de contradiction frontale de l’Allemagne avec l’accord de Paris sur le climat.
Le nouveau Gouvernement allemand de coalition, apparemment dominé plus par le mercantilisme que par la vision écologique, vient en effet de refuser d’adopter la proposition des verts allemands sur la limitation de vitesse à 130km/h sur les autoroutes. Une exception en Europe. L’Allemagne vient de rater une chance historique pour donner un message de modération qui aurait un effet écologique sur toute l’Europe.
Quel serait l’impact en Europe d’une limitation de vitesse généralisée à 130km/h ?
A court terme, aucun. L’effet serait très faible voire nul car cela ne changerait ni la consommation ni la vitesse réalisée ni les trajets parcourus.
En revanche à moyen terme cela change tout.
Le marché européen est aujourd’hui fortement structuré par l’offre de véhicules optimisés pour rouler à 180 ou 200 km/h, et les véhicules sont de plus en plus puissants et lourds.
Une limitation de vitesse uniformément généralisée, qui ouvrirait la voie à un bridage de la vitesse maximale lors de l’immatriculation des véhicules, changerait fondamentalement la conception des véhicules. La demande pourrait se déplacer vers des véhicules de 1 tonne voire de 500kg comme l’historique deux chevaux Citroën, au lieu de la course actuelle à la puissance qui débouche sur des véhicules de deux tonnes voire plus. Une véritable course à l’armement est en cours avec l’usage de technologies transférées de celle des avions de chasse.
Et le passage à l’électrification rend cet enjeu de limitation de puissance encore plus important.
En une ou deux décennies, l’empreinte minérale de la construction et de l’usage de l’automobile pourrait être divisée par deux, allégeant d’autant les tensions sociales et géopolitiques liées à la mise en exploitation trop rapide de gisements minéraux (métaux comme le lithium et le cuivre ou le gaz des véhicules électriques, ou le pétrole pour les véhicules thermiques).
L’accord de Paris sur le climat consiste à placer l’activité humaine dans une posture de pacification avec la nature, c’est un accord généralisé de diminution des armements. Sa mise en œuvre passe par des accords sectoriels qui s’apparentent à ceux du contrôle des armements et déclinés par les entités politiques géographiques comme l’Union Européenne.
La course à la puissance des véhicules aujourd’hui stimulée par l’absence de limitation de vitesse en Allemagne contredit dans l’ensemble de l’espace européen toute posture compatible avec l’objectif climatique. De plus, pacifier la relation avec la nature conduirait aussi à pacifier les relations entre automobilistes, en ville et sur route.
L’Union Européenne est un espace politique dans nouveau genre, une sorte d’empire central avec des Etats membres périphériques. Elle se veut un espace exemplaire sur le plan climatique, mais aujourd’hui le mercantilisme de l’industrie allemande soutenue au niveau gouvernemental est incompatible avec une posture pacifique à l’égard de la nature et jette une ombre sur le rêve écologique européen.
Cette question particulière illustre une double question, relative à la cohérence des décisions politiques avec le projet écologique et au déséquilibre posé par la suprématie commerciale allemande au sein de l’Union Européenne.
Ingénieur général des Mines
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Gilles Bellechttps://lepontdesidees.fr/author/gbellecauteur/
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