Le Pont

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Ce que j’ai retenu de Marcel Boiteux (1922-2023), entrepreneur haut fonctionnaire

Marcel Boiteux

Marcel Boiteux représentait l’archétype d’une figure révolue, celle de l’entrepreneur haut fonctionnaire, comme l’ont été en leur temps Pierre Dreyfus chez Renault ou Pierre Guillaumat pour le CEA et Elf Aquitaine.

De nos jours, Entrepreneur renvoie plutôt à Bernard Arnault ou Elon Musk. Et Entrepreneur public est devenu un oxymore, vestige d’un monde disparu.

La magistrature, la recherche scientifique ou l’armée font sans doute exception à cette disparition mais les « grands serviteurs de l’État », tels que Marcel Boiteux, n’ont plus leur place dans l’économie mondialisée et la concurrence européenne. Le monde des élites économiques a fusionné dans un milieu fluide plus large et international comportant des hommes politiques, des entrepreneurs privés, des artistes et…des vedettes médiatiques.

Marcel Boiteux était l’homme d’une idée et d’une seule entreprise. Il avait fait toute sa carrière à EDF au service de l’État, plus précisément de la politique d’indépendance énergétique.

Pour exercer son autorité dans l’entreprise et surtout son magistère à l’extérieur d’EDF, Marcel Boiteux avait su mettre sa réputation d’économiste au service d’une ambition qui le dépassait. Projeter en privé et en public l’image de l’intellectuel désintéressé, au-dessus des partis, comme il le faisait, lui permettait d’exercer plus efficacement son rôle d’entrepreneur public et de devenir l’acteur central d’une politique énergétique solide, demeurée quasi inchangée pendant 30 ans.

La formule aujourd’hui décriée « tout nucléaire tout électrique » la résume finalement assez bien. Cette politique originale, menée nulle part ailleurs, s’est poursuivie sur son élan jusqu’en 1997, donc 10 ans après le départ de Marcel Boiteux de EDF. L’arrêt de Superphénix (gouvernement Jospin/Voynet) constitue alors un tournant vers une nouvelle ère, celle du doute dans la technologie nucléaire puis celle des hésitations politiques et des changements de pieds fréquents.

1) Marcel Boiteux économiste

Marcel Boiteux, économiste à EDF, avait acquis la reconnaissance du milieu des économistes universitaires français. Portés sur les mathématiques et sur la modélisation, ces économistes ont assuré une réputation mondiale à l’école économique française après-guerre.

Le plus ancien, Maurice Allais (1911-2010), a été reconnu sur le tard, en 1988, par le prix Nobel, à l’âge de 77 ans, quelques années après Gérard Debreu (1921-2004) nobélisé dès 1983 et qui avait fait sa carrière aux Etats Unis.

Alors que l’influence de Maurice Allais était limitée au monde universitaire, Marcel Boiteux a su saisir les instruments de l’économie comme support de gestion dans l’entreprise et d’influence à l’extérieur pour devenir et réussir comme homme de pouvoir, passant de l’économie mathématique à la direction d’une entreprise chargée « d’intérêt général ».

L’apport principal de Marcel Boiteux en économie a porté « sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire », montrant que, sous certaines hypothèses bien particulières, une tarification aux coûts moyens pouvait conduire à la fois à l’optimum économique et à l’équilibre des comptes. C’était la formule magique pour EDF.

Mais Marcel Boiteux savait bien que les prix sont des créations abstraites comme le sont les nombres pour les mathématiciens, et donc des paramètres au service d’un modèle ou d’une idée.

Pour lui les prix devaient permettre à la fois de couvrir les charges de l’entreprisse et orienter le comportement et le choix des consommateurs vers l’objectif fixé au niveau global. 

L’élaboration des prix (coûts, construction tarifaire, taxes) de l’électricité est complexe. A chaque niveau (production, transport, distribution, commercialisation), les choix faits pour la répartition des coûts entre coproduits puis entre catégories d’acteurs économiques et enfin entre coûts fixes et variables, coûts de long et de court terme, etc. déterminent le résultat final. Finalement les prix reflètent des points de vue portés par des principes politiques de compétitivité, égalité, solidarité, etc. A la fin, le niveau des prix résulte du rapport de forces politiques. Tout l’art de la politique publique consiste à aligner les instruments de politique publique pour orienter les consommateurs vers l’objectif global, pour leur envoyer des injonctions cohérentes dans ces trois domaines (réglementation, construction tarifaire et fiscalité).

Par son discours et son autorité, Marcel Boiteux réussissait un tour de passe-passe de magicien qui consistait à faire sortir la question politique du juste prix de l’électricité de la sphère subjective des priorités politiques changeantes pour la faire entrer dans la sphère objective des règles incontestables de l’économie mathématique.

Dans ses fonctions à la tête d’EDF, l’action de Marcel Boiteux a largement reposé sur cette réputation de constructeur de tarifs électriques. Il l’a mise au service d’une cause plus large, la direction et la prospérité d’une grande institution, EDF, devenue elle-même un acteur central de la politique énergétique du pays.

2) Marcel Boiteux et le tout nucléaire : la création de l’offre au service de l’indépendance nationale

Il serait injuste de se souvenir seulement de Marcel Boiteux, entrepreneur public, et d’oublier ceux qui ont marqué l’histoire du nucléaire français : Pierre Guillaumat, Georges Besse et bien d’autres comme Rémy Carle, Michel Hug chez EDF, Michel Pecqueur au CEA, Jean-Claude Leny chez l’industriel Framatome, Jean Syrota dans l’administration et André Giraud au niveau politique.

Les chocs pétroliers avaient suscité une réaction dégageant un fort consensus entre ingénieurs, scientifiques, industriels et fonctionnaires autour de la construction d’un projet collectif, commun à EDF, à COGEMA et au CEA et, pour la sûreté nucléaire, sous l’autorité unique du ministre de l’Industrie.

Pendant plus de 20 ans, comme directeur général d’EDF à partir de 1967 puis comme président jusqu’à 1987, Marcel Boiteux a été l’un des hommes clés du programme nucléaire français.

Avant et pendant le premier choc pétrolier de 1973, Marcel Boiteux aura certainement joué un rôle important au moment du choix de la technologie nucléaire américaine par EDF au détriment de la filière développée par le CEA. Ensuite il a œuvré au nouveau consensus technique nucléaire en réconciliant les ingénieurs du CEA, déstabilisés par le choix de la technologie américaine, avec EDF. A la fin des années 1980, ce consensus conduit au lancement des projets de bouclage du cycle nucléaire, d’abord l’usine de retraitement de la Hague et ensuite le surgénérateur Superphénix.

En 1981, avec l’élection de François Mitterrand quasi simultanée du second choc pétrolier après la chute du schah d’Iran, le consensus politique français s’est durablement consolidé dans la société française. François Mitterrand, porté par une alliance avec le PC proche de la CGT énergie, a maintenu l’option du nucléaire civil. Ceci se passait dans un contexte où, par ailleurs, le nucléaire militaire et l’ancrage dans l’OTAN étaient préservés. En juin 1981, l’abandon du projet fortement contesté de la centrale de Plogoff constituait une ouverture vers la frange contestataire sans entraver la cohérence de tout cet ensemble.

Cette période exceptionnelle de consensus politique aura ainsi duré de 1981 jusqu’à 1997, soit 16 ans. L’arrêt du surgénérateur Super Phénix, par Jospin/Voynet, exprimait une posture politique de doute, rompait le consensus politique et ouvrait ensuite la voie aux alliances de François Hollande puis d’Emmanuel Macron avec l’arrêt de Fessenheim et la programmation de l’arrêt anticipé de nombreuses centrales.

3) Marcel Boiteux et le tout électrique : la construction tarifaire pour stimuler la demande

Le programme nucléaire français visait à desserrer la contrainte économique là où c’était possible, en substituant l’électricité au pétrole ; d’abord à la production, puis à la consommation dans l’industrie quand c’était rentable et pour le chauffage chez les particuliers.

La réussite de ce programme, financé par un endettement essentiellement privé à la charge des consommateurs d’électricité et non par l’impôt, reposait sur le plan technique sur la notion de palier, c’est-à-dire sur la construction en série de centrales nucléaires d’un même type. Offre et demande d’électricité se développaient en parallèle dans toute l’économie.

De tels changements énergétiques nécessitent des investissements à temps de retour long et leur effet se fait sentir sur la durée.  Une bonne façon de mesurer la réussite de ce programme consiste à évaluer le taux de pénétration de l’électricité dans l’énergie finale du pays : dans l’élan du programme nucléaire, l’électrification de l’économie française est ainsi passée en 30 ans depuis 1985 du taux initial de 15 % dans le bilan en énergie finale à 25 % en 2015. Ceci constitue un progrès considérable qui n’a pas d’équivalent en Europe mais qui malheureusement a plafonné.

Mais, pour que la demande rencontre la nouvelle offre d’électricité, encore fallait-il créer un milieu favorable au basculement des consommateurs vers l’électricité, par la réglementation et la création de tarifs adaptés. Le troisième facteur de politique publique, l’impôt, pour pousser à la sortie des produits pétroliers, était inutile car l’augmentation des prix du brut par l’OPEP jouait le rôle de ce qu’on appelle une taxe carbone. Ersatz amer car l’argent sortait vers l’étranger au lieu d’être recyclé par la TICPE au niveau national.

Fondée sur des principes solides, la politique tarifaire de Marcel Boiteux était pragmatique :

–  rigide sur les principes pour l’industrie : l’objectif visait des prix faibles pour tous pour privilégier l’électrification là où elle était rentable. Les industries fortement intensives en électricité (fonderie d’aluminium par exemple) devaient trouver leur salut par des subventions spécifiques de l’État sur base fiscale ou sinon dans la délocalisation (s’installer là ou l’électricité est moins chère par exemple au Canada près d’un barrage, ou bien comme l’ont fait récemment la pétrochimie et l’industrie des engrais en se repositionnant près du gaz de schiste américain ou au Moyen Orient). Pas de tarif spécifique pour les secteurs trop dépendant de l’électricité mais de l’électricité pas chère pour tous.

parfaitement ciblée pour le chauffage domestique par convecteurs.  Il y avait urgence à substituer l’électricité au fuel, donc priorité aux convecteurs bon marché, peu efficaces certes mais appréciables pour beaucoup de foyers, et sans attendre les pompes à chaleur qui n’étaient pas encore au point. D’où d’abord une réglementation thermique très favorable au chauffage électrique intégré accompagné d’une réglementation thermique fortement améliorée. Le tarif adapté en puissance et en consommation conduisait au triomphe du chauffage électrique direct avec bientôt près de 100 % de part de marché dans le neuf. Un tarif plus cher en hiver qu’en été n’a jamais été envisagé car dans ce cas, l’indépendance nationale primait sur la théorie tarifaire.

Imaginative pour développer l’électricité dans de nouveaux créneaux comme les ballons d’eau chaude sanitaire avec l’installation des compteurs bleus et le tarif nuit jour HP/HC et ensuite le tarif EJP pour chercher un débouché électrique adapté aux logements dotés de deux systèmes de chauffage.

Ces exemples illustrent le grand pragmatisme de Marcel Boiteux pour construire des tarifs adaptés aux marchés visés et sa capacité de persuasion pour leur mise en œuvre. Il réussissait à aligner tous les paramètres de la réussite de sa politique d’électrification (réglementation des usages, structuration des tarifs et fiscalité). L’habilité du magicien des tarifs faisait passer pour une évidence mathématique ce qui relevait d’une politique tarifaire pragmatique au service des objectifs de l’entreprise.

Conclusion. Après avoir quitté la présidence d’EDF, Marcel Boiteux s’est exprimé avec constance contre la politique européenne basée sur la concurrence. Il lui reprochait de conduire à augmenter les prix pour permettre la concurrence, au lieu de l’inverse. Le monde marchait à l’envers. On a ensuite vu que les prix du marché spot conduisaient les producteurs à la ruine en période calme et les consommateurs à la révolte en période de crise. En mettant au centre du jeu la concurrence et le prix marginal, le modèle européen était à l’opposé du pilotage centralisé et de la tarification du service public au cout moyen qui avait conduit à la réussite du programme nucléaire français.

*L’auteur est l’ancien directeur du gaz et de l’électricité au ministère de l’Industrie

 

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Ingénieur général des Mines

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