Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Maternités particulières

Tous les psychologues trouveront dans les nouveaux ouvrages de Pierre Kammerer, Psychothérapie institutionnelle : quatre oasis d’humanité, et d’Alain et Catherine Vanier, Maternités particulières, des récits de cas poignants et fort bien rédigés qui leur permettront de nourrir leur expérience clinique. Tous deux psychanalystes, les Vanier racontent ainsi l’histoire de plusieurs mères prises en charge au moment de leur grossesse, soit dans un centre de périnatalité, soit dans un service de réanimation néonatale.

Telle cette patiente qui refuse après son accouchement de se séparer de sa fille. Incapable pour autant de la regarder, elle porte en permanence des lunettes de soleil et donne le biberon à distance en le calant entre deux oreillers, tout en restant debout, les yeux fixés au sol : « Si je la regarde dans les yeux, l’une de nous deux sera détruite. » L’enfant dort tout le temps. Pour sortir de cette impasse, le thérapeute lui propose de « regarder la prise du biberon et non de le lui donner ». Au bout d’un mois, elle réclame le placement de sa fille. On apprend alors qu’elle a déjà un enfant, placé dans une famille d’accueil. Elle voit dans l’enfant un dangereux persécuteur dont elle ne peut se détacher qu’au prix de l’abandon.

Diagnostiquée schizophrène, une autre mère, âgée de 40 ans, développe une paranoïa au moment de la naissance de sa fille, qu’elle a pourtant désirée. Présent avant l’accouchement, le père reconnaîtra l’enfant avant de s’évanouir dans la nature. Persuadée qu’elle est encerclée par ses ennemis, cette mère se barricade dans sa chambre en réclamant que son bébé – qu’elle regarde comme un « caniche » – soit pris en charge, imaginant qu’un jour il sera toxicomane.

Les deux auteurs expliquent que ces mères psychotiques installent leur enfant dans une situation de « sujet supposé » : dans leurs discours et leurs actes, celui-ci est comme exhibé à la manière d’une réalité hallucinatoire – un objet – sans jamais pouvoir être « nommé » comme un véritable sujet.

Une conception de la maternité comme réparatrice

Psychanalyste d’enfants et d’adolescents violents, Pierre Kammerer relate dans son livre ses rencontres avec des patientes accueillies dans un centre éducatif pour mères adolescentes. Logées dans de jolies chambres, elles peuvent prendre le temps de réfléchir à leur avenir avant et après leur grossesse. C’est le cas notamment de Houria, âgée de 16 ans. Enceinte d’un homme de vingt-six ans de plus qu’elle, elle a tenu à garder l’enfant. Le père lui avait conseillé de trouver un autre homme tout en lui apportant une aide financière qu’elle avait fini par repousser. Soutenue par l’équipe du centre, Houria découvre par elle-même que son enfant est « un cadeau de la vie à sa féminité ». Devenue fleuriste, elle tombera amoureuse d’un autre homme.

Se réclamant d’une conception de la maternité comme réparatrice, héritée de Françoise Dolto (1908-1988), Kammerer se veut attentif à la parole de très jeunes mères qui refusent de recourir à l’IVG, présenté par leur entourage comme seule issue à une grossesse problématique. Ainsi de Marie-Pierre, âgée d’à peine 18 ans et mère d’une petite Lina. Faute d’avoir su prendre correctement la pilule, elle a eu un « accident ». Séparée à l’âge de 2 ans d’un père délirant qui avait voulu la faire vivre dans une secte, puis élevée par une mère peu aimante et un beau-père trop autoritaire, elle a eu très tôt une liaison avec un jeune homme qu’elle idéalisait. Délinquant, alcoolique et psychotique, celui-ci avait effectué plusieurs séjours en prison pour trafic de stupéfiants et d’armes.

En faisant de sa fille l’objet privilégié de son amour, Marie-Pierre a pu accéder à son désir d’une féminité solitaire grâce, dit-elle, à la « magie » de sa maternité, tout en espérant devenir éducatrice. Autrefois, les jeunes femmes dans sa situation étaient stigmatisées comme des « filles mères » ou contraintes d’abandonner leur enfant à l’Assistance publique. Les voilà désormais réhabilitées par un psychanalyste « maternalocentriste ».

Pédopsychiatre de renom, Pierre Delion souligne, dans sa préface au livre de Kammerer, que de telles approches valent mieux que les simples nomenclatures de la psychiatrie contemporaine. Selon lui, les institutions doivent être pensées comme des lieux « inventés avec les patients », non pas seulement pour les accueillir, mais pour qu’ils puissent, eux aussi, accompagner les soignants en étant les acteurs de leur propre thérapie.

 

Article paru dans Le Monde du 13 avril 2025

 

A propos de :

« Maternités particulières. La supposition de sujet », d’Alain et Catherine Vanier, Erès, « Figures de la psychanalyse », 106 p., 15 €.

« Psychothérapie institutionnelle : quatre oasis d’humanité », de Pierre Kammerer, préface de Pierre Delion, Gallimard, « Sur le champ », 170 p., 20 €, numérique 15 €.

 

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Historienne et collaboratrice du "Monde des livres"

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