Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Nicolas Baverez : Raymond Aron face à l’irrationalité de l’histoire

L'opium des intellectuels de Raymond Aron.

Raymond Aron est une figure exceptionnelle du libéralisme français ; il a sauvé l’honneur des intellectuels français en défendant la liberté tout au long du siècle des idéologies, n’hésitant pas à intervenir pour défendre la liberté de penser et de s’exprimer y compris pour ceux avec qui il était en désaccord. Sa méthode pour comprendre la complexité du 20ème siècle est fondée sur un choix triple : la connaissance en approfondissant plusieurs champs de savoir, la liberté, le courage d’agir en spectateur engagé. C’est ainsi qu’il est en Allemagne entre 1929 et 1933 avec le souci de comprendre l’époque autant qu’il est possible, c’est ainsi qu’il prend publiquement position contre l’accord de Munich en 1938, et qu’il rejoint la France libre dès juin 1940. Et l’on se rappelle son opposition inébranlable au stalinisme et ses déclarations en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Son influence, avec en particulier L’opium des intellectuels paru en 1955, sera dorénavant mondiale, aussi bien sur des hommes politiques que sur des intellectuels (Kissinger, Vargas Llosa, … ). C’est ainsi que Nicolas Baverez introduit ses propos qu’il va organiser en trois partie : la vie de Raymond Aron et les grandes étapes de sa formation intellectuelle et de son action, la méthode pour penser l’histoire telle qu’elle se fait, l’actualité de Raymond Aron et l’écho de sa pensée dans le monde d’aujourd’hui.

Une formation intellectuelle pratique et théorique

Raymond Aron est né en 1905 dans une famille juive intégrée et patriote, et largement déjudaïsée pour ce qui concerne la religion ; Marcel Mauss et Emile Durkheim sont ses cousins. Il intègre l’Ecole Normale Supérieure en 1924, où il a notamment pour condisciples Sartre, Nizan, Cavaillès. Il rejoint un moment la SFIO pour son orientation pacifiste. Il est en Allemagne entre 1929 et 1933, assistant à la chute de la République de Weimar et à la montée du nazisme ; il assiste à des autodafés et approfondit son rejet de tous les totalitarismes ; il lit et s’imprègne de l’œuvre de Max Weber. En 1934, il enseigne au lycée du Havre et soutient sa thèse, Introduction à la philosophie de l’histoire, sous l’autorité de Léon Brunschvicg. Après avoir été séduit un moment par les idées pacifistes, il s’inscrit définitivement dans une opposition ouverte à toutes les atteintes à la démocratie, en particulier par les régimes en place en Italie, en Allemagne et en URSS. En 1939, il est mobilisé alors qu’il enseigne à Toulouse ; en juin 1940, il rejoint Londres et les Forces Françaises Libres, devient rédacteur de la revue La France libre. De retour en France en 1944, il découvre la Shoah, il refuse de reprendre le poste dont il a été exclu par le gouvernement de Vichy et s’oriente vers le journalisme ; il adhère un moment au RPF ; il enseigne la sociologie à la Sorbonne, au Collège de France, à Sciences Po Paris, … En 1957, il publie La tragédie algérienne, convaincu que la France perdra la guerre car elle se bat contre les valeurs de la Révolution française. Les années 60 sont celles du journalisme, de l’enseignement, de l’écriture, et de l’anticommunisme militant ; un moment soutien des étudiants en 1968, il en critiquera vite les violences. En juin 1979, estimant que la Gauche a rejoint la liberté, il se réconcilie avec Sartre, après deux décennies de désaccord avec son ancien condisciple aussi bien sur de Gaulle que sur la compréhension de l’histoire et sur les méthodes d’action politique. Il meurt en 1983 sur les marches du palais de justice, après avoir témoigné en faveur de Jouvenel.

Penser l’histoire telle qu’elle se fait

Le spectateur engagé doit éclairer tous les aspects de l’histoire, l’histoire historique, l’homme dans l’histoire ; sa thèse centrée sur les cadres de pensée et la méthode de raisonnement oriente cette démarche, sachant qu’il n’y est pas fait référence à une transcendance et sachant que la connaissance humaine est limitée ; pour autant, il n’est pas question de relativisme mais, au contraire, de la décision de l’homme qui peut décider son destin à commencer par accéder à la connaissance. En un mot, le spectateur peut s’engager, mais son action ne peut, ne doit pas être la violence de Sartre.

Pour comprendre le monde et l’histoire, Marx est omniprésent avec une diversité des champs d’application du marxisme : la sociologie (comprendre la société industrielle et la lutte des classes), le système international (éviter la guerre), la politique (pluralisme et liberté pour lutter contre le mensonge et la terreur), … Ce qui conduit Aron à rédiger Paix et guerre entre les nations et Penser Clausewitz. Dès lors, pour penser le 20ème siècle, Aron organise sa pensée selon deux dialectiques ternaires : système international – Etats – société et passions – intérêts – ambitions politiques. Et l’on doit pouvoir penser y compris les tragédies, pour orienter l’engagement par les deux valeurs que sont la liberté et la raison.

Au cœur de la méthode est le réalisme, sachant que les acteurs ont une marge de liberté pour aller dans un sens qui est choisi autant que possible, en récusant le déterminisme de Marx, en s’appuyant sur la possible marge de manœuvre chère à Tocqueville, en comprenant la diversité des choix possibles à chaque moment. Pour décider, il y a les faits et leur connaissance, l’analyse et l’interprétation avec les outils disponibles, et le jugement de ce qu’il est réaliste et possible mais sans garantie de succès.

De son engagement pour la liberté et pour l’usage de la raison au service de la connaissance, Aron privilégie la modération dans la politique. La raison garantit l’unité de l’humanité au sens de la philosophie des Lumières ; la liberté n’est jamais acquise mais se construit au niveau de l’individu et de l’Etat par le travail sur soi-même et sur la société. Il s’agit de construire des citoyens responsables, capables du bon choix entre raison et passions. Concrètement en termes de positionnement, Raymond Aron s’interroge sur la fin des trente glorieuses, milite pour la construction européenne, reste constant dans sa solidarité avec Israël.

Cet engagement pour la liberté est très spécifique, constituant un libéralisme politique propre à la France dans la ligne de Montaigne, Condorcet, Halévy, … C’est un libéralisme différent de celui des Britanniques pour qui les intérêts priment et de celui des libertariens animés par la pensée de Hayek. L’Etat est important pour Raymond Aron et l’Etat providence un élément du contrat de citoyenneté.

Dans l’actualité

Après la chute et la fin de l’URSS, il y a eu Fukuyama et la croyance dans la fin de l’histoire ; il y a eu l’hubris des Etats-Unis et l’angélisme européen ; mais il faut comprendre que ce n’est pas l’Ouest qui a gagné mais l’URSS qui s’est effondrée. La montée en puissance des empires autoritaires et les événements (2001, 2008, 2020, 2022) rythment la fin des illusions. La violence est omniprésente et nous vivons un tournant majeur du monde.

La pensée de Raymond Aron est de nouveau tout à fait d’actualité : malgré les éclatements et la fragmentation, nous sommes à l’âge de l’histoire universelle et la même histoire est vécue par tous les hommes. Cet âge ne sera pas nécessairement pacifique car les tensions montent dans le 21ème siècle commençant et les périls sont planétaires. Les institutions sont fracassées, la présidence de Trump y est pour beaucoup. Les démocraties sont en crise comme dans les années 1930 : montée des empires, djihad, déstabilisation des classes moyennes, … Le choix est maintenant fondamental : violence ou réforme. Les démocraties sauront-elles répondre aux guerres en cours et à venir comme on a su le faire dans la deuxième partie du 20ème siècle en évitant l’escalade avec l’URSS sans pour autant passer des compromis inacceptables ?

Trois pôles vont caractériser l’organisation du monde : les Etats-Unis, l’Europe, l’Asie. Limiter et maîtriser la violence nécessite de retrouver les moyens du dialogue entre sociétés, de développer les moyens de défense ; mais avant tout, les démocraties ne doivent pas céder au désespoir, tout dépend d’elles. Des signes d’espoir existent : la situation en Chine montre qu’elle n’est pas infaillible, la Russie est en difficultés, les femmes se révoltent en Iran, autant de signaux positifs pour les démocraties qui renouent peu à peu avec le réel. Ceci étant, beaucoup reste à faire en Europe : construire les instruments de la souveraineté après avoir pris conscience que la paix par le commerce est une démarche illusoire et inadaptée face aux empires ; il s’agit donc d’un problème d’organisation et de volonté, car intrinsèquement les démocraties restent les plus puissantes. 

Conclusion

Il faut accepter le réel et mener le combat des idées. La méthode de Weber nous aide par une approche par tous les angles afin de cerner la réalité et l’histoire. Raymond Aron est un homme des Lumières, conscient du rôle des Etats et de la nécessité d’un pouvoir politique compétent et doté des moyens nécessaires c’est ainsi que, dans les années 1950, il s’est opposé à la CED faute d’un pouvoir politique européen compétent, tout en étant favorable à l’OTAN car il était impossible de rester neutre face à l’URSS.

* L’auteur est l’ancien directeur du Pôle Prospective, Direction Stratégie et Prospective, EDF

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