S’occuper de son corps, est-ce du luxe ?
La culpabilité et la nécessité
Maurice Mimoun
S’occuper de son corps, est-ce du luxe ?
Qu’est-ce que le corps ? Qu’est-ce que le luxe ? Deux mots complexes à définir. Alors que dire du luxe du corps ! Et si nous renversions la question. L’esprit ? Le luxe de l’esprit ? Ou la misère du corps ? Ou la misère de l’esprit ? Ou l’esprit du corps ? Et le luxe de détruire son corps ! Par association, on arrive parfois à cerner une question dont on peine à cerner la réponse.
Si l’on comprend le terme luxe comme une dépense exagérée, il n’y a pas de débat. Dans notre monde, la plupart du temps les soins du corps coûtent que ce soit une épilation, un tatouage, une intervention de chirurgie esthétique ou manger « bio » quand on vit en ville. Encore faut-il déterminer son niveau. Démesurée ? Excessive ? Outrancière ? Impossible d’évaluer, cela dépend de la fortune de chacun. Un millionnaire qui s’offre une thalassothérapie dans un hôtel cinq étoiles, ça signifie peu de choses, juste qu’il a l’argent pour régler la note et qu’il aime les massages. Par contre, si le luxe, c’est se payer quelque chose dont on n’a pas les moyens, ce que l’on appelle communément une folie, alors il se dégage une autre notion : celle d’un besoin impératif qui s’impose à notre raison.
Si l’on comprend le terme luxe comme inutile, le superflu prend le devant de la scène. Mais qu’est-ce qui est utile à part manger, boire, éventuellement se laver pour un corps ? L’animal subit son corps (même dans les transformations en relation avec les parades sexuelles), l’homme veut le dominer. C’est une différence fondamentale entre l’homme et l’animal. L’homme s’en occupe au-delà des besoins physiologiques, l’orne, le colore, le grave, le cache, le transforme, le montre, le différencie de l’autre ou au contraire l’imite. Ce n’est pas une nouveauté de notre siècle. Il s’est soucié de son corps à toutes les époques dans toutes les cultures. Quand l’homme ne se voit plus, il meurt et quand on ne le voit plus, il meurt aussi. Pour l’humain, la coquetterie est une source de vie et la vie est une source de coquetterie, un cercle vertueux qui se grippe quand il est poussé à l’extrême pour se métamorphoser en servitude. Les patients affirment : « je le fais, car c’est un respect pour moi-même » ou « je le fais par respect pour les autres », certains parlent de « politesse du corps ». Ce ne sont que des phrases lancées pour se rassurer et se donner du sens. Le luxe du corps est la preuve de notre conscience.
Passons un cap, comprenons luxueux comme futile donc vide de sens. Nous sommes au cœur de la question et non au cœur du vide.
Une infirmière venant à ma consultation voulant se refaire le nez me lance :
« Ce n’est pas capital dans la vie, je le ressens comme un caprice, car je vois tout ce qui se passe autour de nous, mais enfin, je me dis : c’est maintenant. »
Cette petite phrase lancée à la va-vite, sans frein, n’est ni anodine ni insignifiante. Elle nous propose des réponses : la culpabilité et la nécessité. « Je suis coupable de m’occuper de mon corps, mais je sens que c’est obligatoire. »
La culpabilité plane comme un dragon au-dessus de la question et la recouvre de son ombre funeste. Il faut écarquiller les yeux pour garder son discernement. Quoi de plus humain ? La culpabilité découle d’un jugement sans preuve.
La nécessité, elle, cadenasse l’action à sa vue ou à son insu : une femme d’une trentaine d’années mince et élancée, pantalon noir et chemise blanche légèrement ouverte, ce qui permettait de voir son long cou naître de ses épaules parées d’un tatouage, une flamme dont l’extrémité dépassait la clavicule de quelques centimètres m’expliqua que tout son corps en était tapissé ; elle dessinait sur sa peau depuis plus de dix ans. Elle ne savait pas pourquoi. Un jour, il lui prenait l’envie d’un nouveau motif puis tout se tassait pendant des temps variables, un mois, un an puis l’envie reprenait. Parfois un évènement déclenchait l’envie, parfois rien. Mais l’envie était plus forte que la raison. Elle résistait toujours un peu pour s’assurer de son désir puis elle passait à l’acte. Elle n’avait jamais regretté. Il n’y avait plus de place sur les parties cachées (habillées) et elle avait dû déborder, j’avais décelé ainsi la fin de la flamme sur son cou. Elle m’expliqua en plaisantant qu’elle était inquiète que cela monte sur le visage. À l’évidence, c’était une nécessité et pas un luxe. Et puis elle conforta mon impression : « quand l’envie me prend, tant que je ne le fais pas, je me sens incomplète ».
Avec un autre corps, une autre vie. Et si vous pensez qu’on vous a aimé pour votre âme, et même si la ou le bien-aimé vous l’affirme, et même s’il ou elle est de bonne foi, et même si vous le croyez aussi, et même si on vous le jure, et même si vous vous trouvez laid ou laide, avec un autre corps, l’amoureux ou l’amoureuse ne l’aurait peut-être pas été.
Alors que reste-t-il du luxe ?
Je terminerai par cette histoire : j’étais en mission humanitaire au Vietnam où je traitais des enfants brûlés. Les parents accompagnaient leurs petits plus ou moins gravement brûlés. Ils vivaient dans les campagnes et étaient très démunis. Parfois, les séquelles étaient dramatiques, mais parfois il s’agissait d’une fine cicatrice dissimulée qui n’impactait pas l’aspect du gamin. Dans ce contexte, on aurait pu parler de luxe, mais non, pour la famille d’ailleurs plus que pour l’enfant, c’était une nécessité.
Maurice Mimoun est médecin, professeur des Universités.
Chirurgien et écrivain français
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