Sommes-nous toujours sous la Ve République ?
A l’orée de l’élection présidentielle de 2022, force est de constater que l’on peut légitimement s’interroger pour savoir si, au plan de la pratique institutionnelle du pouvoir, nous sommes toujours sous la Ve République. En 2012, Emmanuel Macron avait publié dans la revue Esprit un article qui mettait en garde contre le caractère trop vertical du pouvoir politique. Il y défendait la nécessité d’instiller davantage d’horizontalité pour redynamiser une démocratie souffrant de langueur, attestée par la part croissante de citoyens éloignés des sphères de décision, finissant par s’abstenir massivement lors des échéances électorales [1]. Dans cet article, Macron explicitait sa conception de la pratique du pouvoir, soulignant le caractère de plus en plus complexe de décisions prises en tenailles entre les niveaux local, national et mondial. Il stigmatisait alors les effets délétères sur la vie démocratique de l’extrême polarisation de la vie politique autour de la seule élection présidentielle : « Le temps politique vit dans la préparation de ce spasme présidentiel autour duquel tout se contracte et lors duquel tous les problèmes doivent trouver une réponse [2]. » Il prenait alors ses distances avec cette tendance de la Ve République à s’orienter vers toujours plus de présidentialisation, qui a pour effet d’écraser sous son poids toute la vie politique du pays.
Or, lorsqu’il prend le pouvoir en 2017, Macron transforme le pouvoir présidentiel en autorité jupitérienne. Sa pratique de la Constitution aura contribué à abaisser davantage le rôle de la représentation parlementaire réduite plus que jamais à la fonction d’approbation des décisions élyséennes. On avait beaucoup critiqué De Gaulle, soupçonné de vouloir établir un pouvoir personnel lorsqu’il avait conçu la constitution de la Ve République en 1958. A l’époque pourtant, la Constitution préservait un régime fondamentalement parlementaire ; l’article 20 précisait que le premier ministre, dépendant de l’assemblée, conduisait la politique de la France, même si dans la réalité la personnalité charismatique de De Gaulle dominait déjà sans partage le jeu politique.
Si les thèmes du partage du pouvoir et d’une plus grande horizontalité de la pratique des responsabilités ont été privilégiés dans le moment de la conquête du pouvoir, on a très vite pris la mesure du contraste avec son exercice réel par Macron. En 2020, il va jusqu’à s’en prendre aux pratiques horizontales devenues à ses yeux purement négatives. Se demandant si l’on ne payerait pas le prix de l’absence de hiérarchie, il répond que l’horizontalité et le nivellement créent une crise d’autorité.
Le jour même de son élection, le scénario choisi pour sa célébration était déjà significatif de ce que sera un exercice du pouvoir du haut vers le bas, dans la solitude du coureur de fond. Ce jeune président n’entendait pas se contenter de la dimension symbolique du pouvoir. Il avait bien l’intention de montrer à la Nation qu’il était devenu le décideur dans tous les domaines, citant volontiers la réplique-culte du film Les Tontons flingueurs : « On n’est pas là pour beurrer les tartines. » A bon entendeur, salut… L’Etat ne supporte plus aucune critique, aucune contestation. Le contre-pouvoir médiatique, immédiatement prévenu que les temps ont changé, se trouve contenu, corseté. Le 3 juillet, devant tous les élus réunis en congrès, le nouveau président s’en prend aux journalistes dans le cadre majestueux du château de Versailles, dénonçant chez eux une recherche incessante du scandale. L’exécutif fera à chaque fois valoir sa prépondérance en ayant recours aux ordonnances et en utilisant si besoin l’article 49.3 de la Constitution pour passer en force à l’assemblée nationale. Toutes les institutions intermédiaires, élus locaux, représentants syndicaux, ont été tenues pour quantité négligeable par un pouvoir élyséen qui a tout régenté, contrôlé, enrégimenté au nom de la construction du nouveau monde. Quant au parti du président, LREM, il est construit autour de la figure du chef qui lui a donné son nom de baptême. Il est à ce point verrouillé à partir du sommet, organisé selon le principe de cooptation venu d’en haut, que l’on ne s’étonnera pas de constater l’encéphalogramme plat de cet ectoplasme incapable de définir quelque cap que ce soit pour le futur.
En fait de monde nouveau, le président a offert aux Français le retour à un très ancien monde, à cette tentative de réconcilier la Monarchie et la République. D’où ses déclarations sur l’absence ressentie par le peuple de France de la figure du roi qui aurait créé un vide émotionnel, où il précise néanmoins : « Je ne pense évidemment pas qu’il faille restaurer le roi. En revanche, nous devons absolument inventer une nouvelle forme d’autorité démocratique fondée sur un discours du sens, un univers de symboles, une volonté de projection dans l’avenir, le tout ancré dans l’Histoire du pays [3]. » En fait d’invention, il s’agit plutôt de restauration, et Macron de défendre une vision ante démocratique du pouvoir et de son rapport au peuple, une Monarchie républicaine. On retrouve chez lui le soin apporté par les lignées royales à la mise en scène de leur corps, accentué dans la société médiatique par le fait que ce corps est sans cesse exposé, sous les projecteurs. Investi de tous les pouvoirs, il ne doit laisser place à aucun signe de faiblesse. En période de crise, cet anachronisme peut se révéler dangereux car le président n’a plus de fusible ; il s’en est dépossédé pour détenir tous les leviers de décision.
Avec le mouvement des Gilets jaunes largement soutenu par l’opinion publique, la population a manifestement exprimé son insatisfaction d’être tenue à l’écart des décisions majeures qui concernent tous les citoyens. Un nombre croissant de Français exige davantage de démocratie directe, de contrôle sur les élus, alors que le pouvoir se fait de plus en plus personnel et impose ses décisions à ceux qu’on ne peut plus qualifier de citoyens mais, comme dans l’Ancien régime, de multitude. Alors que le pays s’est démocratisé en profondeur et que la passion égalitaire qui s’exprime périodiquement par une volonté « dégagiste » n’a rien d’un leurre, ce surcroît de verticalité dans l’exercice du pouvoir est une réponse à la crise d’autorité qui ne résout rien et met même en danger la démocratie, de moins en moins appropriée aux mutations en cours du nouveau monde.
Au seuil de l’échéance du renouvellement ou non du quinquennat de Macron, se pose la question lancinante de savoir qui il est, à quoi il croit vraiment et les commentateurs restent pour la plupart circonspects, ne sachant trop lui attacher une qualification particulière tant le caractère caméléonesque du personnage est évident lorsque l’on met en relation son discours et ses actes. Il a troqué la sagesse pratique préconisée par le philosophe Paul Ricoeur pour lui substituer un cynisme assumé pour conserver le pouvoir qui tient davantage de Machiavel sur lequel notre jeune président a consacré son premier travail de philosophie. Surtout, par sa capacité exceptionnelle à exprimer ce que l’on attend de lui pour plaire à son public et à son électorat, c’est Lucien de Rubempré, que l’on découvre, le personnage de la Comédie humaine de Balzac, héros des Illusions perdues. La question de savoir ce que pense vraiment Macron n’a pas plus de sens que de savoir ce que pense vraiment Rubempré. Leur identité commune est de peaufiner leur art de séduction, et peu importe si l’éthique s’en trouve disqualifiée. Il résulte de cette situation une désaffection générale à l’égard du politique et des enjeux électoraux, notamment dans les jeunes générations, ce qui est particulièrement préoccupant puisque l’on sait que c’est de la distorsion entre le pays réel et le pays formel que la tentation totalitaire peut parvenir à ses fins, et elle se trouve dramatiquement à nos portes.
Par sa pratique jupitérienne du pouvoir, Macron aura davantage assumé l’héritage bonapartiste que républicain. Démuni du cordon sanitaire que représentent les corps institués que sont son gouvernement, son parlement, les partis politiques, il fait face, seul, à la foule et entretient chez elle le désir d’en découdre, ce qui explique la virulence des oppositions qui se sont manifestées lors de la crise des gilets jaunes et qui peuvent provoquer demain des situations périlleuses.
[1] – Emmanuel Macron, « Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? », Esprit, mars-avril 2011
[2] – Ibid., p. 107.
[3] – Emmanuel Macron, entretien, « Macron ne croit pas au président normal, cela déstabilise les Français », Challenges, 16 octobre 2016.
Dernier ouvrage de François Dosse : Macron ou les illusions perdues. Les larmes de Paul Ricoeur, éd. Le Passeur, 2022
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