Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Sûreté nucléaire : il y a urgence mais il faut repartir du bon pied

Depuis 3 ou 5 ans, les analyses des besoins et des tendances prévoient à partir de maintenant une croissance sensible de la consommation d’électricité en France et en Europe, aussi bien dans le domaine des mobilités (individuelles, collectives, site propre, transport, livraison…), de l’industrie (processus et thermique), du résidentiel/tertiaire (chauffage et climatisation…), sans négliger l’impact de la digitalisation accélérée de nos sociétés. Depuis la Deuxième Guerre, notre pays a construit un certain nombre d’investissements et de compétences qui constituent le socle de sa capacité à apporter une réponse compétitive aux nouveaux besoins de l’électrification, avec des dimensions immatérielles importantes très différentes de ce qu’on trouve ailleurs, comme les concepts de service public ou la confiance lucide dans notre énergie nucléaire. Ces atouts français éclairent les options prises ou envisagées pour faire face à l’urgence climatique, préoccupation constamment croissante depuis la Conférence de Rio en 1992, mais aussi pour donner suite aux réflexions sur la nécessité de réindustrialiser le pays et pour répondre à l’explosion des coûts de l’électricité et aux retombées de la guerre en Ukraine. La convergence des motivations explique l’écho globalement très favorable obtenu par le schéma de relance de l’électronucléaire annoncé par le Président de la République le 3 février 2023 : reconstruction des compétences, fonctionnement du parc existant aussi longtemps que la sûreté le permettra, « nouveau nucléaire » (EPR2 et SMR)… Il sera intéressant d’analyser l’impact (positif ? négatif ?) que les déboires et échecs actuels de l’électronucléaire français ont eu sur ces réactions de l’opinion à l’égard du plan annoncé, de même que sur le jugement porté sur les organismes de sûreté nucléaire et de radioprotection, ASN et IRSN. Le seul élément négatif clair après les annonces de politique nucléaire a été le « couac » avec la Commission Nationale du Débat Public qui s’était lancée sur la base d’un calendrier de décision différent…

Le 8 février, une semaine après ces annonces, un communiqué de presse du ministère de la transition énergétique fait l’effet d’une bombe :   dans le but de renforcer l’ASN, le gouvernement fait savoir son intention de lui transférer une partie de l’IRSN ; pour le reste de cet institut , on parle de « synergies »  à rechercher avec le CEA et avec le ministère de la défense. Rien de cela n’avait été indiqué au Sénat qui avait examiné le 24 janvier en première lecture le projet de loi « accélération du nucléaire », omission qui expliquera plusieurs accusations : improvisation ? occultation ? Les différents transferts viseraient-ils à masquer les conséquences des décisions du budget 2023 concernant tant l’ASN que l’IRSN ? En tout état de cause, quasi immédiatement après les annonces du 8 février , les conseils et comités de l’IRSN, plusieurs personnalités , les anciens présidents de l’OPECST , les organisations syndicales, …, s’insurgent contre la suppression de l’institut créé pour assurer les missions de recherche et d’expertise en réunissant l’Office de protection contre les rayonnements ionisants et l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (loi  2001-398, décret 2002-254),  l’ASN, Autorité Administrative Indépendante créée en  2006, assurant pour sa part la responsabilité de décider et de contrôler. Toutefois, si le « démantèlement de l’IRSN » est systématiquement dénoncé, certains commentateurs se félicitent mezzo voce de la suppression de situations où une communication immédiate des avis de l’IRSN a pu contraindre EDF et l’ASN contre leur gré.

Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un démantèlement de l’IRSN mais une fusion dans l’ASN de l’ensemble de ses équipes de recherche et d’expertise que le gouvernement introduit dans le projet de loi « accélération » avant son examen en première lecture à l’Assemblée Nationale. Mais, dans l’article 11 bis, le choix des députés est à l’inverse de réaffirmer « l’organisation duale », les fonctions de l’IRSN et de l’ASN devant rester distinctes conformément aux principes reconnus en matière de risques majeurs :  séparer « évaluation » et « décision »… Pourtant, l’article 9 A voté le même jour parle, lui, de « périmètre des transferts des différentes missions de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire » : désordre provisoire ? … Après le vote du 21 mars 2023 par l’Assemblée, la suite est entre les mains du Sénat, du gouvernement et du Conseil Constitutionnel : les choix ouverts restent graves mais je voudrais immédiatement souligner deux impératifs:

  • L’urgence reconnue est le renforcement à la fois des effectifs de l’ASN (500 personnes) et de l’IRSN (1700 personnes) pour faire face aux urgences de l’électronucléaire, de la radioprotection médicale, de la gestion des ressources et des déchets… : les besoins exprimés à l’été 2022 par les deux organismes appellent une réponse immédiate dont il serait dangereux que les errements des deux derniers mois masquent la nécessité. L’objectif doit rester de garantir durablement la qualité du système d’ensemble de maîtrise des risques : il faut se garder de croire que la confiance actuelle de l’opinion permettrait de « baisser la garde » ou de réduire la transparence. Ce ne serait l’intérêt ni du public, ni des autorités, ni des entreprises …

  • Si ce prérequis des renforcements était assuré, on sait bien que la construction de la compétence et de l’indépendance de jugement est une « longue marche » qui implique tous les mécanismes de la formation initiale et continue, de la sélection des priorités de recherche et des partenariats nationaux et extérieurs, du pilotage des ressources humaines… et des options budgétaires ! Les débats « à la hussarde » des dernières semaines doivent laisser la place à des travaux plus sereins d’analyse des forces et faiblesses pour construire des réponses durables. Je suis pour ma part persuadé qu’il faut pour cela que l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques retrouve un rôle essentiel comme au moment de la création de l’IRSN et de l’ASN.

Mais, surtout, j’appelle à une mobilisation des uns et des autres pour reconstruire vite ici une vision de l’avenir qui puisse préserver le capital de compétence et de confiance indispensable dans tous les domaines de la maîtrise des risques..

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Ingénieur général des mines et ancien délégué aux risques majeurs

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