Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Un quinquennat à 500 000 immigrés

400 000 entrées d’immigrés ou 109 000 immigrés de plus en 2019 ?

Les chiffres occupent une place centrale dans le débat sur l’immigration. Ils le nourrissent d’autant plus facilement qu’ils émanent de plusieurs sources officielles et surtout qu’ils portent sur des réalités différentes. Pour commencer, clarifions le vocabulaire. Selon l’INSEE, au 1er janvier 2019, la population de la France s’élevait à 67 millions d’habitants dont 62 millions de Français et donc 5 millions d’étrangers. Parmi les Français, 2,5 millions étaient nés étrangers à l’étranger (les naturalisés), 1,5 millions nés étrangers en France (enfants d’étrangers) et donc 58 millions nés français en France. Parmi les étrangers, 4,3 millions étaient nés hors de France et 0,7 million en France (les enfants d’étrangers qui n’acquièrent la nationalité française qu’à partir de l’âge de 13 ans). Par définition les immigrés sont des personnes nées étrangères à l’étranger. Ils peuvent être français ou être restés étrangers. Leur nombre est la somme de 4,3 + 2,5 = 6,8 millions. Pour compliquer encore un peu la situation, les statistiques distinguent souvent parmi les immigrés ceux qui viennent de l’Union européenne et les autres.

Il faut ensuite distinguer les entrées de ces différentes populations et leur effectif, autrement dit les flux et les stocks. Les flux comprennent les entrées et les sorties, donc leur solde. Commençons par les entrées. L’extrême-droite, une partie de la droite et, plus surprenant, le directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) avancent 400 000 entrées en 2019. Leur calcul est simple : en 2019, selon le rapport au Parlement sur l’immigration produit par le ministère de l’intérieur, 275 000 titres de séjour d’au moins un an ont été délivrés et selon le rapport de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), 124 000 premières demandes d’asile ont été déposées. 124 000 + 275 000 = 399 000, soit les 400 000 entrées annoncées. Cependant, ces entrées comprennent seulement les personnes qui doivent posséder un titre de séjour pour rester en France. Il manque les entrées de citoyens de l’UE et de l’espace économique européen (Suisse, Norvège, Islande en plus de l’UE). Pour connaitre leur nombre, il faut se reporter à Eurostat qui publie le chiffre de 74 000 entrées d’étrangers de l’UE en France en 2019. 400 000 + 74 000 = 474 000.

De son côté, l’INSEE publie chaque année un chiffre d’entrées d’immigrés. Il est en 2019 de 272 000 personnes, soit un peu plus de la moitié de ce que donne le calcul précédent. Non seulement ce total comprend les entrées de citoyens de l’UE mais aussi celles d’immigrés naturalisés qui reviendraient en France après s’être expatriés, ce qui accroit encore l’écart avec le chiffre défendu par l’extrême droite. Quelles sont donc les causes du gros désaccord entre ces chiffres, tous fournis par des organismes officiels et sérieux ?

Commençons par les 275 000 cartes de séjour du ministère de l’intérieur. Plusieurs études montrent qu’elles ne correspondent pas à des entrées physiques : ainsi 36 000 demandeurs d’asile ont reçu un titre de séjour. Mais ils étaient déjà comptés parmi les demandeurs d’asile de l’OFPRA, avant l’obtention de leur titre. Ils sont donc comptés deux fois. Environ 30 000 irréguliers ont été régularisés et classés soit dans l’immigration économique, soit dans l’immigration familiale au titre de « liens familiaux et personnels avec la France ». Ils séjournaient sans papiers en France depuis de longues années. D’autre part, et c’est le plus important, nombre de personnes ayant reçu un titre de séjour repartiront à l’étranger moins d’un an après l’avoir obtenu. C’est le cas d’environ 35 % des étudiants, des visiteurs (9 000) et d’un nombre indéterminé de détenteurs de visa délivrés à titre économique (dont 4 000 saisonniers). Étant donné la durée des procédures, 30 % des permis ont en outre été accordés à des personnes entrées au cours des années précédentes.

La signification du chiffre

Le divorce entre les entrées physiques et légales n’est pas la seule cause de désaccord entre les chiffres de l’INSEE obtenus par analyse des enquêtes annuelles de recensement, et ceux du ministère de l’intérieur. La notion même d’entrée sans tenir compte de la durée de séjour ou plus exactement la notion d’ »entrées permanentes » définies par un séjour d’un an au moins est arbitraire. Toutes les durées de séjour sont possibles, d’un seul jour à la vie entière, Donnons un exemple de cette variété : chaque année, le ministère du tourisme compte environ 90 millions d’étrangers ayant passé une nuit en France et environ 10 millions, au moins une semaine. Trois millions de visas sont attribués pour une durée de trois mois. En tenant compte des saisonniers, environ 400 000 personnes restent au moins 6 mois. Compte tenu des incertitudes sur la durée de séjour des personnes ayant reçus un permis, 200 000 restent au moins un an (l’OCDE et Eurostat ne comptent pas les étudiants, soit 90 000 entrées en 2019, comme entrées permanentes). Rétrospectivement, l’INSEE calcule que 3 % des entrées d’une année données repartent chaque année suivante. Il en demeure ainsi 170 000 au bout de 5 ans.

Le nombre d’entrées dépend donc étroitement de la durée de séjour. Sans la préciser, ce qui est bien sûr impossible pour les entrées de l’année, le chiffre n’a pas de signification. La situation est comparable au célèbre problème de la longueur de la côte de Bretagne qui a inspiré les mathématiques fractales : si l’on utilise une carte Michelin, la côte bretonne mesure environ 2 000 kilomètres. Si l’on la mesure sur les cartes d’état-major, elle atteint 5 000 kilomètres, si on décide de la parcourir à pied, ce sera au moins 20 000 kilomètres et si une fourmi en suit tous les détours, au moins un million de kilomètres. Quand on ne précise pas l’instrument de mesure, la longueur de la côte de Bretagne n’a pas de sens. Quand on ne précise pas la durée de séjour retenue, le nombre d’entrées de migrants n’a pas sens.

Le chiffre donné par l’INSEE serait-il alors le bon, ces 272 000 entrées en 2019 ? Admettons qu’il est un peu meilleur, mais il est sujet lui aussi à la même critique et de plus assez incertain. Pour l’établir, l’INSEE utilise les réponses aux questions 5 et 6 des enquêtes annuelles de recensement qui demandent la date d’arrivée en France si l’on est né à l’étranger et le lieu de résidence l’année précédente. Malheureusement, ces questions sont mal remplies par les étrangers qui sont arrivés récemment. Un tableau établi par Chantal Brutel de l’INSEE montre que plus du tiers de leurs bulletins sont mal renseignés à ce sujet. L’INSEE développe alors des techniques d’estimation complexes (le document F1403 qui les détaille comprend près de cent pages) qui ne sont pas totalement convaincantes. De toutes manières, le fait de ne pas connaitre la date éventuelle de sortie renvoie à la critique précédente des entrées à partir des permis du ministère de l’intérieur, malgré un petit avantage : ceux qui sont entrés par exemple neuf mois avant l’enquête de recensement et sont repartis au bout de six mois ne sont pas comptés.

Pourquoi l’INSEE produit-il ce chiffre contestable d’entrées ? Essentiellement pour satisfaire les demandes des organismes internationaux, Eurostat et l’OCDE, qui les utilisent pour comparer l’immigration de leurs pays membres. Est-il possible toutefois de parvenir à une quantification de l’immigration, autrement que rétrospectivement quand toutes les sorties se seront produites ? La réponse est positive : il suffit de passer des flux aux stocks d’immigrés. Grâce aux enquêtes de recensement qui interrogent chaque année près de 10 millions de personnes, l’INSEE publie le décompte des personnes présentes en France selon leur statut d’immigré ou non et leur pays d’origine. Ces chiffres sont précis comme l’est le recensement et ils sont contrôlés par des enquêtes de fiabilité. Le détail des statuts et des origines étant donné pour chaque premier janvier, si l’on soustrait les effectifs de l’année précédente de ceux de l’année considérée, 2019 pour 2020 ici, on connait exactement l’accroissement annuel du nombre d’immigrés par pays d’origine. Le résultat est net : en 2019, la population immigrée, toutes origines confondues, a augmenté de 109 000 personnes. Dans le détail les immigrés originaires d’Asie et d’Afrique ont augmenté de 117 000 personnes, ceux originaires d’Europe ont diminué de 35 000 et ceux d’Amérique augmenté de 27 000. Les 109 000 immigrés au total présentent une vertu numérique supplémentaire : ils permettent de calculer avec une bonne précision le solde annuel de l’immigration, qui est la différence entre les entrées et les sorties. Il suffit d’ajouter à ces 109 000 les décès d’immigrés en France lors de l’année, soit 60 000. Ainsi, on connait mal les entrées, on ne connait pas les sorties, et pourtant on connait bien le solde migratoire.

Puisque les enquêtes de recensement sont exploitées chaque année depuis 2006, on peut déterminer les accroissements annuels du nombre d’immigrés depuis cette date. Pour les trois années 2017 à 2019, l’accroissement total du nombre d’immigrés venus d’Asie et d’Afrique a été de 373 000 personnes. Compte tenu du ralentissement de l’immigration à cause de l’épidémie de Covid, on peut estimer à 500 000 l’accroissement total de l’immigration africaine et asiatique en France au cours du quinquennat de Macron. À rapprocher des 2 millions avancés (imprudemment) par Zemmour et autres.

 

Hervé Le Bras est démographe.

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