Le Pont

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L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ?

L’Union européenne importe de Russie la moitié du gaz qu’elle consomme, mais aussi le quart de son pétrole et plus du quart de son charbon. La part du gaz importé varie fortement d’un pays de l’Union à l’autre ; elle est très élevée en Pologne ou dans les Pays Baltes, importante en Allemagne (55%) mais sensiblement plus faible en France (18%). La part du gaz dans la consommation finale d’énergie de ces pays est elle-même très variable d’un pays à l’autre ; elle est élevée en Hongrie ou en Roumanie, importante en Allemagne (25%), plus faible en France (15%). Les conséquences d’une rupture des approvisionnements seraient donc variables selon les pays, même si la solidarité européenne pourrait en limiter certains effets.

Pour l’instant l’énergie échappe aux sanctions occidentales et cela peut s’expliquer par le rôle stratégique de ce produit, autant du côté des importateurs que de celui de l’exportateur. Ce n’est pas le cas de l’aéronautique ou d’autres produits, bancaires notamment. Mais que se passerait-il si demain la Russie coupait totalement le gaz, considérant qu’elle peut trouver des débouchés à l’est, en Chine ou dans d’autres pays d’Asie, ce qui reste à prouver ? L’Union européenne ne serait pas en mesure de compenser à court-moyen terme la défaillance de l’offre russe de gaz. Il lui faudrait faire d’autres arbitrages qui pourraient remettre en cause, au moins pour un certain temps et pour certains pays, la transition énergétique vers une économie « bas carbone » qui est aujourd’hui une priorité affichée.

L’Union européenne pourrait certes se tourner vers ses autres fournisseurs de gaz, la Norvège qui est son deuxième fournisseur (20% du gaz importé), l’Algérie (12%) voire les Etats-Unis (6%), le Qatar (4%) ou le Nigeria (3%), mais leur contribution additionnelle ne serait pas en mesure de compenser la défaillance russe, loin s’en faut.  Notons que les trois derniers fournisseurs mentionnés exportent du GNL et que certains pays européens, en particulier l’Allemagne, ne disposent pas de terminaux méthaniers.  L’Algérie a d’ailleurs déjà fait savoir qu’elle est prête à accroître ses exportations de gaz vers l’Europe tant via le gazoduc Transmed que sous forme de GNL. Quant à l’Allemagne elle annonce son intention de construire très vite des terminaux méthaniers, outils indispensables à la diversification des approvisionnements.

Face à un rationnement inévitable dans un contexte où le prix du gaz s’envolerait sur le marché international, il faudrait réserver le gaz aux usages industriels (comme source d’énergie et source de matière première) et aux usages domestiques pour lesquels les substituts sont trop coûteux et difficiles et accepter de réduire fortement le recours au gaz pour produire de l’électricité, ceci partout en Europe.

Par contrecoup il faudrait retarder la sortie du nucléaire et du charbon pour les pays qui en ont fait une priorité, comme l’Allemagne ou la Belgique. L’illusion du gaz comme énergie de transition énergétique à grande échelle ramène certains à la réalité et conforte d’autres dans le choix de maintenir voire accélérer le recours au nucléaire. Il est probable que l’Allemagne préférera retarder la fermeture des centrales à charbon plutôt que celle des centrales nucléaires tant son obsession de sortir du nucléaire est forte. Dans tous les cas il faudra sans doute prévoir des délestages ciblés si la capacité électrique disponible n’est pas suffisante pour faire face aux points de demande l’hiver prochain.

Les prix de l’énergie vont rester élevés et cela accentuera la reprise de l’inflation et la montée des taux d’intérêt. C’est bien évidemment le consommateur qui en fera les frais et cette hausse des prix autant que la rupture de certains approvisionnements seraient de nature à peser sur la croissance économique des pays européens.

Sur le plus long terme cette crise conduira à deux effets durables dont les coûts sont difficiles à estimer. La préoccupation de recouvrer sa souveraineté nationale dans des secteurs stratégiques comme l’énergie ou les composants électroniques est le premier effet, et il peut conduire à modifier les arbitrages en termes de finances publiques. Certains pays annoncent déjà qu’ils vont accentuer leurs efforts dans le domaine des dépenses militaires et investir massivement dans l’exploitation de minerais et métaux stratégiques ; cela se fera nécessairement au détriment d’autres secteurs. On connaissait le dilemme entre « la fin du mois » et la « fin du monde ». Il faut y ajouter celui de la « fin de la souveraineté » dont la dimension est multiforme.

Beaucoup de pays, à l’instar de l’Allemagne, ont cru que le développement des relations commerciales serait un facteur d’apaisement dans les relations internationales, en particulier avec la Russie. La réalité montre que le politique l’emporte encore sur l’économique.

Le second effet sera sans doute de précipiter plus vite la Russie dans les bras de la Chine, et ceci dans tous les domaines, pas seulement dans le domaine commercial. La Chine sera un débouché mais aussi un fournisseur et un partenaire devenu indispensable pour la Russie, en particulier pour l’accès aux technologies de pointe. C’est donc une réorientation durable des échanges mondiaux qui en sera la conséquence. Et sur ce point il est difficile de dire aujourd’hui quels en seront les coûts pour tous les acteurs concernés.

On ne doit pas non plus sous-estimer les conséquences sur l’équilibre au sein de l’Union. Aujourd’hui la puissance économique de l’Allemagne est en partie compensée par la puissance politique de la France du fait de son leadership militaire lié à la détention de l’arme nucléaire. On l’a vu récemment lors de la publication de la taxonomie verte dans le domaine de l’énergie : l’Allemagne a tout fait pour exclure le nucléaire décarboné en justifiant l’introduction du gaz qui est pourtant carboné. Un renforcement de la puissance militaire de l’Allemagne s’accompagnera sans doute d’une volonté de l’Allemagne de peser sur la scène internationale et cela aura des conséquences sur les débats aux Nations Unies (siège permanent au Conseil de Sécurité). Le Royaume-Uni n’est hélas plus là pour compenser le déséquilibre des forces.

La crise actuelle a renforcé la cohésion politique des pays de l’Union, mais c’est sur le long terme que l’on pourra en apprécier les conséquences sur les choix énergétiques des différents pays, comme ce fut le cas d’ailleurs lors des chocs pétroliers.

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Professeur Emérite à l’Université de Montpellier

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