Alain Touraine nous a quittés. Son dernier article dans Passages
Pendant longtemps nous avons pensé que le conflit entre Israël et les Palestiniens était au centre des problèmes du Moyen-Orient. Le problème à traiter semblait même relativement simple puisqu’il ne comportait qu’une solution réelle : la reconnaissance mutuelle de deux États sur la terre palestinienne, l’État Juif créé en 1948 et un État Palestinien indépendant.
L’intérêt de ces rappels est le recours à un raisonnement général : la globalisation économique, dirigée par les États-Unis, affaiblit les États nations et plus précisément le modèle de l’État national, dont la France avait été l’expression la plus forte, ce qui lui avait valu d’être appelée en 1789 la Grande Nation. C’était désormais non plus sur une économie nationale mais sur une culture et sur une identité de type communautaire plus que sociétale, que pouvaient se construire des États, dans lesquels les demandes culturelles ou identitaires étaient plus fortes, plus pressantes que les exigences économiques. Ainsi la globalisation, c’est à dire la formation de nouveaux empires, et surtout d’un côté d’un empire américain, de l’autre côté d’un Empire chinois et entre les deux d’un début de reconstruction d’Empire russe, mais réduit à une puissance militaire et affaibli par les mouvements communautaires dans la région du Caucase, facilitait la formation d’États de taille réduite, définis avant tout par une conscience culturelle, ethnique, linguistique ou même religieuse. Dans le cas du Moyen-Orient la situation était encore plus avancée, puisqu’on voyait se former un État -rebaptisé Califat islamique plus connu sous le nom de Daech, et on voyait aussi l’Iran se présenter comme un État chiite et l’Arabie Saoudite apparaître comme le chef de file du monde sunnite. On peut même aller plus loin aujourd’hui et voir dans la bande de Gaza un mini-État défini comme sunnite mais surtout comme radicalement anti-israélien.
Quant à Israël, État étroitement lié aux États-Unis, foyer de nombreuses start-ups et importante puissance nucléaire, il n’avait pas à craindre le rapprochement d’un État palestinien et d’un pôle russo-chiite, tellement sa supériorité scientifique, économique et militaire est considérable.
Plus concrètement encore la situation actuelle semble obliger Israël a reconnaître que son ennemi le plus dangereux est aujourd’hui l’Iran. Pour la première fois en effet Israël se trouve menacée sur plusieurs fronts nationaux à la fois. Ses adversaires restent maîtres du Sinaï que l’Égypte n’arrive pas à contrôler. Le Hamas, comme je l’ai dit, est un adversaire extrême d’Israël et l’Iran lui-même, s’il a respecté jusqu’ici son traité avec les États-Unis qui lui interdit de posséder un armement nucléaire est entraîné, surtout par les Pasdarans devenus l’armée de la révolution Khomeiniste, à mener une intervention active en Syrie. La Turquie elle-même devait tenir compte des conditions posées par l’Iran.
Il est vrai que le pouvoir religieux iranien peut se révéler plus faible que ne semble le montrer la part qu’il a prise dans le sauvetage de Bachar el-Assad, lui-même alaouite. Car la population iranienne qui attendait de l’accord signé avec les États-Unis la fin de l’embargo occidental et donc une amélioration rapide de sa situation économique qui est très détériorée. Mais sans sous-estimer le mécontentement populaire on peut penser que le clergé, l’armée et les Pasdarans ont établi depuis l’arrivée de Khomeiny au pouvoir en 1979, un fort contrôle de l’opinion publique et du pouvoir.
Enfin pèse sur le Moyen-Orient, qui dépend tellement de l’économie pétrolière, la volonté de plus en plus forte du monde entier de se libérer des sources fossiles d’énergie.
Face à toutes ces situations nouvelles, le mouvement palestinien apparaît très affaibli. Pour prendre un exemple récent, les observateurs étrangers ont souligné la faiblesse des réactions palestiniennes à la décision, plus rhétorique que pratique, du président Trump de transférer à Jérusalem l’Ambassade américaine en Israël. Au total, l’affrontement entre Israël et l’Autorité palestinienne, elle-même affaiblie par la sécession du Hamas, a perdu beaucoup de son importance propre au moment même où, à la suite de Barack Obama, le président Donald Trump a refusé de s’engager directement dans la lutte pour obtenir la chute de Bachar el-Assad. Telle est la constatation générale dont il faut partir. La règle think global s’applique de manière stricte. Ici comme ailleurs, tous les éléments de la situation globale que je viens de rappeler conduisent à réduire l’importance relative du conflit qui avait si longtemps occupé la place centrale, celui d’Israël et des Palestiniens. Quel pays dans le Moyen-Orient lui-même est-il disposé à affirmer la priorité de la création d’un État palestinien en un moment où même les européens prennent enfin conscience de la gravité et de l’urgence de la crise écologique qui les menace beaucoup plus directement que les États-Unis qui s’estiment protégés par leur production récente mais massive de gaz de schiste ? Le moment où il faut plus que jamais penser global (think global) n’est-il pas en même temps celui où il faut agir localement (act local) ?
Tout récemment une responsable israélienne importante, dans une longue interview donnée au Monde le 5 janvier 2018, a écrit : « C’est une raison de plus pour rêver à un accord avec les Palestiniens. Il est vital pour Israël de se séparer des territoires palestiniens », et elle ajoute, quelques lignes plus bas, à propos du vote du Conseil de Sécurité contre la reconnaissance par les États-Unis de Jérusalem comme capitale d’Israël « les questions les plus sensibles en matière de sécurité sont donc abordées sous la table, discrètement et cela va continuer, même si la direction palestinienne comme les capitales Arabes sont embarrassées. Mais les intérêts communs vont finir par prévaloir. »
Ne peut-on pas interpréter de telles déclarations comme la conscience prise par de hauts-dirigeants israéliens (Sima Shine avait exercé d’importantes responsabilités au Mossad) que l’internationalisation des problèmes régionaux ou nationaux conduit, de manière très classique, à l’abandon des problèmes et des revendications sociaux et culturels au profit de préoccupations proprement stratégiques des grandes puissances, qu’elles soient de premier ou de deuxième rang ?
Ce qui s’était produit en effet en 1948 dans une situation dominée par la chute du nazisme et la conscience douloureuse de la Shoah. La période dominée par les mouvements djihadistes n’est plus, ni celle de 1948 ni celle des intifadas et des mouvements proprement palestiniens.
Ne faut-il pas tirer de la défaite de Daech la conclusion que nous pouvons assister maintenant à un retour des acteurs politiques et sociaux, après la victoire des coalitions internationales dans laquelle les mouvements nationaux et populaires n’ont pas joué de rôle important ?
De telle manière que nous nous trouvons peut-être dans une situation où l’avenir – qui doit être protégé – d’Israël implique, comme le pensait déjà Rabin, une solution pour les Palestiniens, dont la conscience nationale et sociale est plus proche de celle des Israéliens que celle des Pasdarans iraniens ou des monarchies pétrolières du Golfe.
Le conflit Israélo-Palestinien est maintenant subordonné au conflit Sunnites-Chiites, qui est lui-même de plus en plus subordonné au conflit Russie-États-Unis, qui pourrait s’étendre et se transformer en un affrontement entre un Orient dirigé par la Chine et l’Occident démocratique dont les États-Unis garderaient le contrôle plus facilement que l’Europe, qui n’a pas réussi à prendre la direction des nouvelles technologies et de la recherche scientifique fondamentale, surtout maintenant que le Royaume-Uni est forcé de remplacer l’alliance européenne par l’alliance américaine.
On peut se contenter de croire à la globalisation politique du Moyen-Orient, donc à l’impuissance des acteurs nationaux, d’Israël et des Palestiniens, comme de Bachar el-Assad. Nous observons en effet la perte d’importance propre des deux adversaires originels. En ajoutant en plus que c’est l’acteur palestinien qui a le plus perdu de son importance, puisqu’il s’est divisé par la sécession du Hamas, qui refuse de reconnaître l’existence d’Israël, ce qui entraîne la conviction d’une partie importante de l’opinion israélienne que le monde arabe n’a pas renoncé à supprimer l’existence même d’Israël par la force. L’État d’Israël n’est pas effrayé par ces menaces puisqu’il a plusieurs fois manifesté sa supériorité sur ses adversaires et qu’il n’a aucune raison de douter de la solidarité complète de son allié américain.
Tous les observateurs sont d’accord sur ce point : les États-Unis ne sont engagés dans un soutien total à seulement deux pays : le Royaume-Uni, qui reste leur pays d’origine, et Israël, qui est avant tout le pays de la Bible, le livre sur lequel le Président américain jure de respecter la Constitution. Ce qui doit être expliqué est l’hostilité extrême du monde Arabo-Musulman, des opinions publiques, à l’égard des États-Unis, alors que la puissance des anciens colonisateurs, le Royaume-Uni et la France, a diminuée et même s’est écroulée depuis l’échec de l’invasion franco-britannique de l’Égypte au moment de la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956. L’hypothèse que je propose donc est que c’est l’association de la modernisation économique, c’est à dire de la participation au système économique international et de la formation d’une conscience nationale, c’est à dire d’une volonté nationale de modernisation, qui date de loin, de Reza Shah en Iran, de Kemal Atatürk en Turquie et de Nasser en Égypte, qui domine la situation actuelle, marquée aussi par la globalisation. Mais il faut ajouter que l’échec de Daech et la crise américaine de 2016 elle-même redonne une certaine autonomie aux acteurs « réels », sociaux, culturels, et politiques que sont Israël et les Palestiniens.
L’échec de la construction nationale en Irak et en Syrie, qui a entraîné la formation de régimes autoritaires, débordés à leur tour par le djihadisme récent et surtout par Daech, qui a conduit au vaste mouvement d’attentats-suicides menés à la fois dans le Moyen-Orient et dans les pays occidentaux a déclenché cette internationalisation du conflit Israélo-Palestinien. Et nous avons constaté que c’est l’attentat massif et barbare du 11 septembre (9/11) 2001 à New York qui fit triompher des deux côtés en Irak comme aux États-Unis une politique de violence et d’invasion. Israël qui avait déjà été confronté à deux intifadas successives sur son territoire s’est opposé de manière très active à la création d’un État Palestinien, en particulier en créant des colonies israéliennes entre les centres de populations palestiniennes, de manière à rendre matériellement impossible la création d’un espace palestinien intégré. L’opinion israélienne, qui avait été dans une première phase dominée par les victoires militaires de Tsahal, a évolué vers l’acceptation de cette politique de répression en même temps que le pays connaissait un fort développement scientifique, technologique et militaire, et avec la conscience que la logique de la situation internationale a fortement diminuée l’importance et les soutiens que la cause palestinienne avait trouvé dans le passé. Et c’est sous la direction du Président George W. Bush et de ses conseillers néoconservateurs que les États-Unis se sont engagés dans une nouvelle invasion de l’Irak après l’attentat de 2001 et que Obama comme Trump ont décidé de se retirer partiellement du guêpier moyen-oriental.
Mais cette période se termine et il faut bien qu’Israël et les palestiniens révisent leur politique, car ils sont paralysés et affaiblis par ce problème non résolu et qui les menace en maintenant en vie la volonté arabe de suppression d’Israël en même temps que la volonté israélienne de refuser la création d’un État palestinien.
Ce qui est très positif pour le Président Trump, qui n’a aucune confiance dans l’Iran, élément principal de la coalition dirigée par la Russie. À vrai dire, on peut même penser que les Palestiniens sont atteints eux-mêmes par les échecs de la Syrie et de l’Irak, renforcés par l’échec actuel de Daech. C’est aujourd’hui l’opposition d’une coalition chiite et d’une coalition sunnite et la correspondance de ces coalitions avec d’un côté les États-Unis, de l’autre la Russie, qui domine la situation du Moyen-Orient, ce qui fait d’Israël, géant économique et militaire, un nain politique et exposé à de nouvelles intifadas. Plus brutalement encore, comment ne pas reconnaître que c’est l’attentat d’Al-Qaida du 11 septembre 2001 qui a déclenché ce que l’on pourrait appeler un nouvel impérialisme américain, dont Saddam Hussein fut la victime principale, ce qui affaiblit tous les mouvements nationaux, depuis celui des palestiniens jusqu’à celui des kurdes d’Irak, affaiblis eux-mêmes par la division de l’aile Sud de leur mouvement dirigé jusqu’à sa mort par Talabani, mais dont une partie des successeurs dirigée par ses fils s’est ralliée à l’Iran, ce qui place le mouvement maintenant dirigé par Barzani seul dans un état de grande faiblesse qui se manifeste par la fermeture des frontières. Mais la cause des Palestiniens est loin d’être perdue, non seulement parce que les États-Unis ont accepté l’entrée des Palestiniens à l’UNESCO, mais parce que Mahmoud Abbas vient de remplacer le Premier Ministre palestinien Fayyad par un économiste, ce qui indique la recherche de solutions plus pragmatiques. La domination des acteurs internationaux sur la situation du Moyen-Orient qui a correspondu à la défaite d’abord de Saddam Hussein et ensuite de Daech devrait logiquement redonner des chances à la recherche d’une solution directe par Israël et les Palestiniens eux-mêmes, du conflit entre ces deux acteurs. Probablement dans des termes aujourd’hui plus favorables à Israël.
L’histoire ne se répète pas et l’assassinat de Rabin a fait échouer des négociations qui étaient déjà avancées. Mais, étant donné le rôle qui reste décisif des États-Unis dans la région, on peut penser que l’isolationnisme de Trump pourrait au total être favorable à la recherche par Israël et les Palestiniens de nouvelles solutions directes. Netanyahou semble déjà affaibli et les Palestiniens, qui le sont aussi, pourraient être tentés de chercher une solution à une crise devenue permanente. Les déclarations de la responsable israélienne que j’ai citée, laissent penser qu’un tel retour à une stratégie directe, pourrait trouver en Israël même de nouveaux partisans.
*Article publié dans le numéro 197 (octobre 2018) de la Revue Passages
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