Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Alternance en Israël : plus d’analyse, moins de haine gratuite

La tradition talmudique (traité Yoma, 9b) affirme que la cause qui permit aux Romains de détruire le second Temple de Jérusalem en l’an 70 de l’ère commune fut la « haine gratuite » qui existait au sein du peuple juif.

Un étrange écho de cette référence talmudique très célèbre a raisonné dans les propos que l’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak – l’homme qui a fait plus que tout autre pour provoquer la « révolution juridique » des années 1990, à l’occasion de laquelle la Cour suprême s’est arrogé le droit d’annuler des lois au nom de principes juridiques non écrits liés aux droits de l’homme et à l’appréciation par les juges de ce qui est raisonnable – a tenus le 5 janvier 2023 pour désigner le retour au pouvoir, suite aux élections du 1er novembre 2022, d’une nouvelle coalition sous la direction de Benjamin Netanyahu.

Cette coalition regroupe le Likud (droite sioniste plutôt laïque), les partis haredim (« ultra-orthodoxes » selon l’expression souvent utilisée en France, qui se préoccupent avant tout du maintien de la pratique religieuse et sont, au mieux, indifférents à l’Etat d’Israël) et la liste national-religieuse, dont l’idéologie promeut à la fois la défense de l’Etat d’Israël, son extension graduelle sur l’ensemble de son territoire historique (y compris, par conséquent, les actuels territoires palestiniens) et un retour à un mode de vie plus marqué par la loi juive.

Cette victoire représentait, pour le juge Barak, rien moins que « la destruction du Troisième Temple ».  L’expression est étrange, car la gauche laïque de Barak est le principal adversaire de ceux qui (dans le camp national-religieux justement) continuent à rêver à la reconstruction du Temple de Jérusalem.  Mais elle révèle la vision que la gauche progressiste israélienne a d’elle-même : le substitut laïque de l’espoir messianique, le camp du bien chargé de faire entrer Israël dans l’ère du progrès, du raisonnable, des droits de l’homme.  Lorsqu’un camp politique a cette vision de son propre rôle, il est naturellement tenté de voir une défaite électorale ponctuelle comme l’effondrement d’un monde – et parfois, d’en conclure qu’un pays qui choisit une autre idéologie que la vôtre ne mérite pas de survivre.

Barak pourrait avoir des circonstances atténuantes.  Il n’est pas jeune ; et l’une des priorités principales de la nouvelle coalition est de limiter le pouvoir d’annulation des lois par la Cour suprême, en permettant au Parlement un deuxième vote pour rétablir les lois annulées et en changeant le mode de nomination des juges, actuellement cooptés par leurs pairs, pour rendre la responsabilité, comme dans toutes les autres démocraties, au pouvoir politique.  C’est toute l’œuvre de sa vie dont il voit se profiler l’effondrement.

Mais le juge Barak n’est pas seul.  Depuis l’élection de la nouvelle coalition, son arrivée au pouvoir a été appelée par des milliers de commentateurs « la fin de la démocratie », « la fin du sionisme » et d’autres termes manifestement exagérés.  Des manifestations ont eu lieu au cours desquelles les nouveaux dirigeants étaient comparés à des nazis – une référence partout insultante, mais particulièrement inacceptable dans un Etat juif créé au lendemain de l’Holocauste.

Deux camps

La nouvelle coalition a, elle aussi, une longue expérience d’emploi d’une rhétorique insultante et excessive.  Au cours de la période d’instabilité politique qui a précédé les élections de novembre dernier (cinq élections en trois ans et demie), tout opposant à Netanyahu – même issu du centre ou de la droite – se voyait traité sans plus de débat de « gauchiste » ou d’agent des Arabes ; les institutions (police, justice) qui participaient aux enquêtes sur les allégations de corruption reprochées à Netanyahu étaient décrites comme des comploteurs contre la sécurité de l’Etat.

Dans les deux camps, Israël est sorti des termes normaux du débat démocratique et entré dans ce qui ressemble beaucoup au domaine de la « haine gratuite » mentionnée par le Talmud.  Naturellement, les commentateurs étrangers emboîtent le pas – le plus souvent en soutien de la coalition sortante, qui dispose de nombreux relais à l’étranger, et contre la nouvelle majorité.

Ce déploiement de haine gratuite a un inconvénient supplémentaire : il empêche d’analyser à tête reposée ce que sont aujourd’hui les enjeux réels de la démocratie israélienne.

Ces enjeux n’incluent d’aucune manière un risque pour la démocratie, ni pour la coexistence paisible de plusieurs communautés animées par des valeurs différentes.  Le fait d’être désormais représentés par l’opposition ne menacera en rien l’existence de la population laïque, les bars gays de Tel-Aviv ou les villes arabes.  Les partis qui représentent ces populations gardent toute leur chance de revenir au pouvoir aux prochaines élections.  Dans l’intervalle, le seul changement concret sera une diminution à la marge des dépenses publiques pour certaines populations et une augmentation à la marge pour d’autres – c’est-à-dire le résultat commun à toutes les alternances dans toutes les démocraties du monde.

Le changement de majorité n’augmente ni ne diminue le risque de guerre et, si elle se produisait, les chances de victoire.  Les mouvements palestiniens et l’Iran veulent détruire Israël, quelle que soit l’équipe au pouvoir.  Les Etats-Unis et les alliés arabes ne changeront pas leur politique parce que tel ou tel segment de la population israélienne est représenté dans la coalition et tel autre par l’opposition.  Toutes ces puissances suivent leurs intérêts propres ; il leur importe peu de savoir quel type de Juif siège dans la majorité ou l’opposition.

En revanche, la société israélienne est aujourd’hui confrontée à trois débats fondamentaux – trois questions qui opposent des valeurs et des analyses divergentes et qui ont vocation à recevoir une réponse démocratique.

Le premier débat porte sur l’identité du pays.  La coalition sortante a cherché à faire d’Israël un pays comme un autre, ou selon l’expression consacrée « le pays de tous ses citoyens » : une démocratie dans laquelle l’identité juive de la majorité de la population est acceptée comme un héritage culturel, mais doit laisser la place dans de nombreux domaines à des comportements et des valeurs plus universelles.  En cohérence avec cette vision de l’identité nationale, elle a réduit le poids des études bibliques à l’école, envisagé de modifier les termes de la loi du Retour pour donner accès à la citoyenneté à des convertis formés par les courants modernistes et voulu réduire l’emprise du rabbinat dans les domaines dont il a la charge – principalement les questions d’état-civil.

La coalition entrante, au contraire, a une vision plus militante de l’identité juive du pays.  Elle veut un Israël où les institutions publiques respectent le shabbat (l’organisation des travaux publics devrait ainsi être modifiée pour allonger le travail en semaine et l’arrêter, sauf urgence, le samedi).  Elle veut augmenter la part de la culture biblique dans les écoles.  Les citoyens non juifs de l’Etat (qui représentent tout de même un quart de la population) garderont, naturellement, tous les droits liés à la citoyenneté ; mais l’identité collective est destinée à s’aligner plus nettement sur celle de la majorité.

Le deuxième débat concerne le poids à accorder, au sein d’une démocratie, aux contre-pouvoirs non élus.  Le débat ne porte pas principalement sur la presse : la coalition Likud-haredim-nationaux religieux ne montre pas d’intérêt à limiter le pouvoir de la presse ou à renforcer le contrôle sur elle de l’Etat.  Ils sont mêmes plus libéraux que la coalition sortante, puisqu’ils envisagent – sans que personne ne puisse dire si cela se fera – la privatisation complète du secteur et donc la vente des actuels organes de presse étatiques.

La question de la justice

Un débat de principe a en revanche émergé sur la question de la justice.  La coalition sortante, héritière de la révolution juridictionnelle d’Aharon Barak, voulait maintenir la possibilité donnée à la caste judiciaire d’imposer ses valeurs au législateur en-dehors de tout texte et de se recruter elle-même sans interférence du pouvoir.  Elle y voyait une garantie de protection des libertés fondamentales.  La coalition entrante, au contraire, tient à donner la primauté à la volonté du législateur.  Elle ne supprimera pas la possibilité donnée au juge d’annuler les lois, mais veut donner au législateur, dans ce cas, le droit de voter une deuxième fois et d’avoir le dernier mot.

Ces deux premières divisions correspondent à une opposition entre deux systèmes de valeurs qu’il est impossible de résoudre sans faire référence à une idéologie ou une autre.  Quand deux systèmes de valeur s’opposent de cette manière, la seule manière de trancher est de laisser le dernier mot à la volonté populaire.  En démocratie solide qu’il est, c’est exactement ce qu’Israël a fait.

En revanche, pour ce qui concerne le troisième débat qui partage les Israéliens, il existe bien un test objectif – celui de l’histoire.  Ce débat porte sur la meilleure attitude à avoir pour réduire l’intensité de la violence des Palestiniens et de la minorité des Arabes israéliens qui s’identifie à leur cause.

Une approche possible consiste à se montrer ouvert à des compromis en espérant que la bonne volonté créera la bonne volonté.  A l’égard des Palestiniens, cette approche fut celle des accords d’Oslo en 1993 et des propositions faites plusieurs fois par la suite – par Ehud Barak en 2001, puis par Ehud Olmert en 2008 – pour un partage du territoire.  A l’égard des Arabes d’Israël, le gouvernement sortant a considérablement augmenté les crédits en direction des communautés arabes et plus particulièrement des communautés bédouines.

A l’inverse, la nouvelle coalition est dominée par des dirigeants qui ne croient pas que cette approche par la bonne volonté soit efficace.  Leur analyse majoritaire est que la bonne volonté ne crée pas la bonne volonté, mais est interprétée par les Arabes comme un signe de faiblesse qui renforce au contraire leur agressivité et crée donc un risque sécuritaire pour la population juive.  L’important, pour réduire la violence, est donc au contraire de se montrer fort et de faire confiance non à la bonne volonté, mais à la dissuasion.

Contrairement aux deux débats précédents, celui-ci peut reposer sur l’observation historique.  Lorsqu’Israël a fait preuve de bonne volonté – avec les accords d’Oslo de 1993, puis avec les concessions territoriales de Barak et Olmert – a-t-il été payé de retour par la partie arabe ?  A l’inverse, lorsqu’il a agi par la dissuasion – lors des opérations lancées par Ariel Sharon contre la seconde intifada entre 2001 et 2005, par exemple – la violence arabe a-t-elle augmenté ou baissé ?

Tous les Israéliens connaissent la réponse.  La bonne volonté n’a jamais payé ; les démonstrations de force et la dissuasion ont toujours été efficaces.  C’est sans doute triste, mais c’est un fait.  Ce fait ronge de l’intérieur tous les raisonnements de la nouvelle opposition, toutes les indignations des progressistes israéliens et étrangers qui voudraient dénoncer le programme de la coalition entrante.  Connu de tous, ce fait rend la majorité de l’opinion israélienne assez indifférente aux reproches qui lui sont faits de l’étranger.  Il donne un avantage électoral significatif au camp de ceux qui veulent un Israël fièrement juif, plus attaché à la démocratie qu’aux contre-pouvoirs, croyant à la force plutôt qu’à la bonne volonté.

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