La réforme judiciaire israélienne : un retour à la normale
Armand Laferrère
Tous les grands débats politiques sont mal informés et souffrent de la mauvaise foi des parties, mais il est rare de voir un pays entier agité par un débat majeur dont les termes précis restent purement et simplement passés sous silence par l’une des parties.
L’opposition israélienne critique le projet de réforme judiciaire que la Knesset s’apprête à adopter comme une menace contre la démocratie et l’équilibre des pouvoirs en Israël. A aucun moment, cependant, elle ne s’abaisse à décrire le contenu de la réforme, probablement parce que cela l’obligerait à parler aussi de l’exceptionnel déséquilibre des pouvoirs que connaît Israël depuis un quart de siècle et qui n’a d’équivalent dans aucune autre démocratie.
Changeons donc, pour un moment, la manière dont le sujet est généralement traité et commençons par le contenu précis du projet de réforme. Il contient, en tout et pour tout, cinq mesures :
- Le gouvernement pourra librement choisir qui le représentera en justice et quelle argumentation juridique il présentera. Cette réforme mettra fin à une situation dans laquelle les conseillers juridiques des ministères – nommés non par le ministre, mais par le système judiciaire lui-même dans des appels à candidature – ont, selon la jurisprudence de la Cour Suprême, le pouvoir de donner des directives aux ministres, le monopole de leur représentation en justice… et le droit de refuser de les représenter, ce qui revient à les laisser sans aucune représentation. (Une autre solution aurait été de laisser les ministres nommer leurs conseillers juridiques, mais elle n’a pas été retenue) ;
- Les juges ne pourront plus utiliser le caractère « déraisonnable » d’une décision comme le seul fondement de son annulation. Le contrôle du caractère raisonnable des décisions publiques n’est pas interdit ; mais ce contrôle, dans lequel les juges ne sont liés par aucun texte et n’utilisent que leur propre appréciation (ou leurs propres préjugés) devra être accompagné d’un argument de texte avant d’annuler les décisions d’une autorité élue ;
- Le comité de sélection des juges, dans lequel siègent aujourd’hui trois juges, deux avocats, deux ministres et deux députés, sera désormais composé de trois juges, trois ministres et trois députés dont un de l’opposition. Une majorité est donc donnée aux autorités politiques dans la nomination des juges, tout en maintenant une présence professionnelle garante de la qualité technique des candidats ;
- Les juges d’Israël – qui se sont arrogé jurisprudentiellement en 1995 le droit d’annuler les lois simples contraires aux « lois fondamentales » (des lois passées selon la procédure législative normale, mais portant sur l’organisation institutionnelle et les droits de l’homme) ne pourront en aucun cas contrôler la légalité des lois fondamentales elles-mêmes. Cette réforme ne fait que mettre en cohérence, dans un pays sans Constitution écrite, l’équivalence établie par la jurisprudence entre lois fondamentales et Constitution. Il n’existe aucune démocratie dans laquelle le pouvoir judiciaire est considéré comme supérieur au pouvoir constituant ;
- Le pouvoir d’annuler les lois non conformes aux lois fondamentales est maintenu, mais ne pourra être exercé que par la Cour Suprême siégeant en une formation de 15 juges avec une majorité de 12. De plus, la Knesset pourra rétablir les lois ainsi annulées par une majorité de 61 votes sur 120. Il faut noter que cette majorité est plus contraignante que celle qui lui permettrait de modifier la loi fondamentale elle-même : le jeu des abstentions a conduit plusieurs lois fondamentales à être adoptées avec moins de la moitié des 61 votes qui seront nécessaires.
Il y a loin de ces mesures à la vision caricaturale de « la fin de l’indépendance des juges », voire « la fin de la démocratie » ou « la fin du sionisme », répétée par les manifestants de l’opposition. Imposer des procédures particulières au contrôle des lois, rétablir un lien entre le pouvoir politique et la nomination des juges, affirmer la supériorité de la Constitution (ou de ce qui en tient lieu) sur le pouvoir judiciaire et exiger un semblant de base textuelle dans l’exercice du pouvoir judiciaire, ce n’est pas mettre fin à la séparation des pouvoirs. C’est, au contraire, rappeler qu’aucun pouvoir ne doit être illimité – les juges pas plus que le parlement ou le gouvernement. C’est aussi rapprocher Israël du type d’équilibre institutionnel que connaissent les autres démocraties occidentales. Partout, la nomination des juges appartient principalement à l’exécutif. Partout, les textes constitutionnels s’imposent à eux. Et nulle part ailleurs qu’en Israël, on ne voit des « conseillers juridiques » avoir le droit, reconnu par la jurisprudence, de donner aux ministres non pas des conseils, mais des ordres.
Si l’on peut faire un reproche à la réforme judiciaire, ce serait d’être trop timide. Elle aurait pu interdire le contrôle du caractère « raisonnable » des décisions dans le contrôle des lois ou des décisions d’autorités élues et le cantonner au contrôle des actes administratifs. Elle aurait pu limiter l’accès à la justice, qui dans toutes les autres démocraties exige d’être directement impacté par l’acte que l’on attaque mais est, en Israël, ouvert à tous. Elle aurait pu mettre fin à la nomination indépendante des conseillers juridiques ou à la représentation des juges dans les comités qui nomment d’autres juges.
Rien de tout cela n’aurait distingué Israël des autres démocraties. Après la réforme, le pays continuera à donner à ses juges plus de pouvoir que n’en ont leurs collègues britanniques, allemands ou français. La seule différence est que ce pouvoir, actuellement sans limites, devra s’accommoder de connaître lui-même les limitations institutionnelles qu’il aime imposer aux autres. ♦
Normalien, énarque
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Armand Laferrèrehttps://lepontdesidees.fr/author/alaferrereauteur/
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