Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Charles Melman (1931-2022)- Il entendait !

Charles Melman appréciait peu, je crois, les hommages, notamment ceux pour « cause » de décès. Cela lui semblait artificiellement bien fait voire naturellement hypocrite. Toujours avait-il cette façon de se démarquer de l’habitus populaire qui veut « faire du bien », paraitre sympathique, com-patissant.  Sans pour autant s’aligner sur le bord opposé. Car Charles Melman, et c’est là un trait remarquable, tout du moins celui que je lui connaissais, était-il toujours, j’entends à tous moments, quoi qu’il en soit, psychanalyste. Pas de cet habit de bureau ou de cabinet à l’occasion, ou en fonction, à la tête du divan, mais dans une posture attentive permanente, qui le situait dans le discours psychanalytique au quotidien, tout du moins celui, bien modeste, que je lui connaissais.

Cette analyse « abrute » des hommages ne l’avait pas empêché, autre trait relationnel, de me féliciter gentiment du texte que j’avais produit pour la disparition de son ami de longue date Jean Garrabé, mon ami, plus récent, et un de mes maitres en psychiatrie. Ami d’études et de service militaire pour Charles Melman, Jean Garrabé me racontait quelques anecdotes discrètes de leur compagnonnage. Notamment lorsque, en « service-armée », dans un hôpital militaire je crois au sud de Paris, Melman s’échappait en escapade pour « remonter » à Paris écouter Lacan le temps d’une ou deux journées… Et Charles Melman lors de colloques communs à Clermont-Ferrand s’inquiétait ouvertement, et discrètement de la santé de Jean fatigué : « comment l’avez-vous trouvé ? » me demandait-il.

Psychanalyste toujours ? Non bien sûr. Mais Charles Melman entendait. Et lorsqu’il intervenait c’était de la même veine, un jaillissement tranquille qui tendait à porter, à toucher, à tuché ! Le transfert, qu’il lui était reproché comme à Lacan d’entretenir, n’était et n’est pas absent de ces remarques, j’en dirai un mot plus loin.

Avec lui j’apprenais toujours. Exemple. Nous préparions une ré édition de lettres de Freud à Martha lors de « l’épisode cocaïne » (appellation du biographe connu de Freud, Ernest Jones). Ces lettres sont historiquement intéressantes et d’une littérature amusante, joyeuse. Nous en parlions. J’étais chargé d’écrire une préface, je l’écris et l’envoie, or l’éditeur m’appelle un peu plus tard en me disant qu’il y aura une préface… de Charles Melman. J’appelle Charles Melman. Je l’entends rire face à ma surprise et à mon mécontentement. Le livre sortira avec un avant-propos de Charles Melman et ma préface[1]. Mais là n’est pas l’essentiel si ce n’est une remarque « il y a la place pour tout le monde ! ». Quelques temps plus tard, lors d’un déjeuner commun nous reparlons brièvement de cela. Il parle peu et après un moment de silence il me dit, toujours souriant mais énigmatique « Nous n’avons pas le même savoir ! ». Point. Sur le moment, et après…, je suis saisi par un sentiment – des pensées – ambivalent : à la fois il me semblait que nous nous entendions bien sur ces questions, le transfert toujours, et par ailleurs il était évident que nous n’avions pas, sur ce point « totalement », les mêmes idées. Bien sûr ! Le savoir… « Le savoir du psychanalyste », séminaire de Lacan durant un an. Je compris un peu plus tard qu’il ne s’agissait pas, pas seulement, des connaissances mais du savoir. Cette distinction essentielle, dont Charles Melman nous répétait l’importance avec insistance et engagement jusqu’à la fin de sa vie, cette distinction avait été mise en acte sans plus d’explications, inutiles. Non bien sûr, et ce fut l’instant de dire, nous n’avions pas le même inconscient. Pas les mêmes connaissances non plus, mais pas le même savoir, évidence plus complexe, plus intime, et structurale si l’on peut dire… Et pour moi, après l’instant de voir, le temps pour comprendre, ce fut le moment de conclure, chaque un pour soi, au un par un, dans un projet commun – la sortie… du livre – dans lequel la logique de l’autre intervient, autrement. Les trois temps logiques chers à Lacan. Mais ce « nous n’avons pas le même savoir » ici appliqué pouvait tout aussi bien dire que nous n’avions pas le même rapport, ni la même façon de faire, avec la réalisation de ce projet. Je n’en dis pas plus.

Du discours psychanalytique toujours en éveil. Il y aurait maints exemples, maintes anecdotes. Le plus souvent établi(e)s selon le langage, les jeux de mots et de lettres, ce qui le traversait. Et cela semblait le plus souvent un amusement. Cependant ce plus de plaisir étudié par Freud, et par Lacan, dans les jeux de mots, les lapsus et autres erreurs bienvenues n’était chez lui pas forcé, n’attendait pas approbation mais plutôt poursuite du dialogue dans le plaisir des mots. Et c’était comme cela lui venait, sans pour autant s’y fixer, ne perdant pas le fil de ce qui se disait… et surtout ce qui ne se disait qu’en sous-main. Il entendait. Ces jeux pouvaient être pris pour un manque de sérieux, le sérieux/série, sériel de Lacan – série d’équivoques métaphoriques – lequel soi-disant « manque de sérieux » pouvait et faire rire, et ou bien choquer. Charles Melman n’y allait pas par quatre chemins comme on dit, il avait « l’excuse » du langage pourrait-on dire encore. Mais il était prévenant, et sa générosité a souvent été un trait essentiel évoqué par beaucoup. Il pouvait aussi y aller par dix chemins au moins, glissant sur les mots (voir son très beau texte Glissando !) [2], pour parvenir au final de l’argumentation à faire mouche. Et parfois à décocher une flèche !

Au sujet de Lacan

Et puis il y a son travail. Prodigieux, d’une puissance exceptionnelle, entrainant, stimulant, jusqu’au dernier souffle. Admirable. Exigeant, tonitruant quand il se montrait insatisfait de l’insuffisance des autres proches, ce qui apparaissait constant. « C’est avec ceux que j’aime bien que je suis sévère ! ». Mais il savait remercier et se dire content, et toujours il encourageait, toujours. Un ami du bout du monde, qui le traduisait et le sollicitait pour divers projets, grands ou ponctuels, me disait « j’ai l’impression qu’il ne dit jamais « non » ». S’il le disait c’était argumenté, et souvent imparable !

Ce serait fastidieux d’envisager de citer les différents travaux, dans les domaines les plus variés, cliniques surtout, théoriques, topologiques, de société souvent sous couvert de son savoir psychanalytique, domaine politique aussi au sens le plus large. Il était agréable de l’écouter, de l’entendre, il savait parler de la théorie de Lacan avec un éclairage qui paraissait si simple, et tout à la fois à partir de cela il poussait vers son propre cheminement et amenait de l’invention qui résonnait avec notre pratique sans que l’on n’ait, nous, trouvé les mots. Ses élaborations pouvaient également être complexes et déroutantes. Déroutantes, ses prises de position lui valaient quelques reproches. Une journée mémorable à la Faculté de Médecine de Clermont-Ferrand a vu et entendu des opposants féroces et sourds à ce qu’il avait pu dire. Il fut très choqué de la violence et du malentendu fondamental, et dans la voiture qui le ramenait à la gare il se questionnait quant à l’adresse – des non analystes, issus de l’enseignement et de l’éducation – dont il n’avait peut-être pas suffisamment tenu compte. Mais, aussi profondément était une question qui bien vite débordait cette soirée : « comment se faire entendre ? ». Remarque de Lacan notamment lors de la Dissolution en 1980 : « je suis un traumatisé du malentendu » ! Charles Melman proposa de revenir en petit comité pour discuter, s’enseigner avec les opposants. Au cours du déjeuner, lui nous enseigna des moments de l’Histoire de la psychanalyse, notamment de l’EFP, l’École freudienne de Paris, dont il fut Directeur de l’enseignement ainsi que de la revue Scilicet. De même ces dernières années aimait-il livrer à l’auditoire de l’ALI – Association lacanienne internationale faisant suite à l’Association freudienne internationale dont il fut un des fondateurs – des anecdotes, amusantes et « parlantes » au sujet de Lacan, en tout bien tout honneur.

Cette facilité à éclairer « la » psychanalyse lacanienne et tout à la fois à en poursuivre l’invention qui en découlerait était loin d’un exercice de simplicité. Un collègue d’une autre école de psychanalyse disait sa fascination et reconnaissait justement : « quel travail cela demande ! » Encore le travail, c’est certain.

De l’article mémorable sur la paranoïa de 1963, lu, étudiant, dans un numéro des Analytica, à ces deux tomes du séminaire sur la névrose obsessionnelle, en passant par un autre séminaire, complexe, sur la Linguisterie, et les Nouvelles études sur l’hystérie, entre autres multiples sujets brillamment choisis, brillamment tenus, nous lisons, et apprenons.  Je citerai selon mon intérêt et ma pratique, pour en avoir discuté avec lui, son excellente étude du jeu, très tôt en 1963, et bien sûr les nombreux articles sur les toxicomanies. Son engagement non seulement théorique mais de « psychanalyse appliquée » l’avait amené, il en était fier, à proposer une conséquence de son analyse du phénomène, à savoir la prescription légale et encadrée de drogues, héroïne plutôt que son ersatz la méthadone, aux toxicomanes. Il m’avait fait apporter au Directeur de la Mutualité qu’il connaissait, monsieur Jean-Pierre Davant, des documents dans ce sens.

Enfin, c’est par Charles Melman que je connu la revue « Passages », et Émile Malet. J’ai ainsi fait partie durant un temps, avec fierté, du comité de rédaction.  Je relis aujourd’hui, entre bien d’autres numéros : « Et si Freud avait raison… Un savoir sur la genèse et une mise à la raison des extrémismes religieux et nationalistes », « Freud à New-York – Malaise dans la culture contemporaine », actes de colloques en 2014 et 2015, dont je suivi de loin les parcours et les comptes rendus.

Enfin le transfert. C’était sans doute comme tout amour une épreuve, un soulagement, des éclats, une tension, un chemin, un appui, une aventure. Je lui demandais de donner son avis sur ce mot de Lacan dans l’Acte de fondation en 64/65 de l’EFP : « L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail ». Passage donc.

Et je lui posais la question délibérément naïve : le « transfert de travail » remplace-t-il le transfert ? Nous savions la réponse. Mais après réflexion il glisse : « à condition que ce ne soit pas au père ». Travail au pair ? Transfert au père. L’avenir de la psychanalyse le travaillait. Marchande ou pas ? Marchant au pas ?

Une période se termine c’est certain. Cependant pour tout un chacun, pour qui veut savoir, Scilicet, une œuvre est là. Merci Monsieur Charles Melman.

*L’auteur de ce texte est psychiatre et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages publiés chez Erès.

[1] Sigmund FREUD, Un peu de cocaïne pour me délier la langue, éditions Max Milo, Essais et documents, Paris 2005

[2] Charles Melman : Glissando, Les mutations de la jouissance ; « La Célibataire », revue de psychanalyse, clinique, logique, politique ; numéro 2, été-automne 1999 ; EDK, Paris.

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