Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

De la France, de l’Europe, de la diplomatie de délimitation

Au moment où le débat sur l’Europe dans le contexte de la campagne présidentielle en France se polarise sur la problématique migratoire et les questions de l’identité nationale, il nous paraît intéressant de publier le texte ci-dessous sur ce que représentent les frontières (de l’Europe, de son pays) quand on est un diplomate français qui a été successivement ambassadeur de France puis ambassadeur de l’Union européenne. Ce texte reprend une intervention faite lors du séminaire organisé par Passages en décembre 2020 « de l’actualité des frontières (Sujet. Nation. Conflits) ».

Comment pense-t-on les frontières en tant que diplomate ? Que représente la frontière quand on a été successivement ambassadeur bilatéral, qui agit en fonction d’une frontière, puis ambassadeur de l’Union européenne, qui doit prendre en compte plusieurs frontières, internes et externes ?

La problématique du sens et de l’utilité des frontières aujourd’hui se pose d’une façon singulière dans le contexte de la construction européenne, entre frontières internes entre Etats-membres à l’intérieur de l’Union européenne et frontière extérieure commune de l’Union européenne. Que représente-t-on quand on est un ambassadeur bilatéral d’un pays de l’UE en pays tiers ? Comment s’articule la mission d’un tel ambassadeur avec ses pairs européens ? Et avec ce « Chef de Délégation de l’Union européenne » qu’est « l’ambassadeur de l’UE » censé coordonner et fédérer l‘action extérieure des Etats-membres ? Quelle identité – nationale ? européenne ? – représente-t-on ? Et à quoi servent les frontières et les périmètres que nous nous fixons pour notre action extérieure ?

Pour avoir exercé les deux fonctions – au Burundi comme ambassadeur bilatéral français (2010-2013), puis au Burkina Faso comme ambassadeur de l’Union européenne (2015-2019) -, je souhaite partager ici cette double expérience particulière. Ce faisant, il ne s’agit pas d’engager un débat de plus sur l’Europe, trop large et connoté par l’actualité ou les thématiques sensibles (migrations, commerce, énergie, défense…), mais de regarder, aussi objectivement que possible, suivant l’endroit où l’on est et la fonction qu’on exerce, à quoi servent les limites de l’Union européenne dans le monde actuel.

Pour un ambassadeur bilatéral accrédité dans un pays-tiers, les frontières géographiques de son pays d’origine délimitent clairement le territoire et aussi, pour l’essentiel, l’identité de son pays d’envoi, qu’il s’agit de promouvoir dans son pays d’accueil à travers la politique étrangère et de coopération de la nation qu’il/elle représente. C’est assez simple, car il y a globalement homothétie entre le pays que l’on représente et sa politique étrangère, entre sa vision du monde et sa politique de coopération, entre ses intérêts et sa politique économique extérieure, entre sa culture et sa langue, et – on peut presque le dire – entre sa géographie et son histoire. Quand on est ambassadeur de France, on a pour mission, évidemment, de promouvoir l’image de la France et sa politique étrangère et de coopération, de défendre les intérêts français, de protéger ses ressortissants… On s’occupe donc, dans le pays partenaire, de la communication sur son pays d’envoi, des entreprises françaises, de la communauté française, de l’Ecole française, de l’Institut français…

Mais quand on représente l’Union européenne, les choses sont plus complexes : les visions géopolitiques sont différentes et les intérêts nationaux doivent être vus, défendus et promus selon le prisme d’une vision partagée avec les autres Etats-membres de l’Union européenne. Les frontières à partir desquelles on agit deviennent moins nettes, ou sont à géométrie variable. Les territoires qu’on représente ont de nouvelles frontières, allégées en interne par les politiques communes, renforcées en externe par les politiques d’action extérieure, qui sont en quelque sorte la projection à l’extérieur des politiques internes mutatis mutandis.

Des défis communs

Ainsi, pour un représentant de l’Union européenne en pays tiers, l’entité qu’on représente n’est pas un Etat-nation dont l’identité repose en grande partie sur un territoire, mais une communauté transfrontalière d’intérêts, et une vision du monde dont l’essence repose précisément sur un certain dépassement des frontières entendues au sens classique. Il s’agit de faire vivre « l’action extérieure de l’Union » – politique, économique et de coopération – en projetant à l’extérieur ce qui nous unit en interne au niveau européen – c’est-à-dire ce qui nous fait dépasser les frontières d’Etat pour une action plus efficace à un niveau plus large. Or ces éléments communs entre Européens, ces « nouvelles frontières » à projeter, sont moins liés à un territoire défini géographiquement (bien qu’il ne soit pas possible d’en faire abstraction), mais davantage, paradoxalement, à une idée, un corpus de valeurs et de solutions pour faire face à des défis communs qui dépassent les frontières d’un seul territoire, qui franchissent les limites du pouvoir d’un seul Etat-nation (le changement climatique, les migrations, les conditions de l’économie mondialisée…).

A cet égard, la mission d’un ambassadeur de l’Union européenne est complémentaire, et non concurrente, de celle d’un ambassadeur bilatéral européen. Sur la base d’objectifs partagés, un ambassadeur de l’UE agit comme un multiplicateur d’influence et d’efficacité, non pas seulement en additionnant l’action respective des Etats-membres dans un domaine donné, mais en optimisant les effets de levier liés au poids collectif et à la masse critique que constituent ensemble les pays de l’Union européenne quand ils décident d’agir de concert, de dépasser ce qui les sépare en fédérant ce qui les unit. Qu’on songe simplement au poids du marché unique de l’UE dans les négociations commerciales internationales. Ou encore aux montants de l’aide publique européenne, la première du monde, venant s’ajouter aux montants d’APD bilatérale. Selon cette approche, la notion de frontière est vue différemment.

 Les trois principaux documents de référence sur lesquels s’appuie un ambassadeur de l’UE pour sa mission en pays tiers (notamment dans un pays en développement) sont caractéristiques de cette approche complémentaire et renouvelée des « frontières » :

– la « stratégie globale de l’UE pour sa politique étrangère et de sécurité » (adoptée par les ministres des Affaires étrangères des 27) qui définit les enjeux stratégiques et les lignes d’action par thématique et par régions[1] ;

– le « nouveau consensus européen pour le développement », qui définit les orientations de la politique européenne de développement en se calant sur les objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) à l’horizon 2030[2] ;

– le plan d’action de l’UE en faveur des Droits de l’Homme et de la démocratie, qui, lui aussi, est aligné sur les objectifs et processus onusiens, et décliné par pays[3]

Ainsi, pour l’action extérieure de l’Union européenne, il y a autant de nouvelles frontières qu’il y a de sujets politiques : les frontières des coalitions d’intérêts en matière de politique de défense et de sécurité, les frontières extérieures de l’UE en matière de migrations, les frontières du marché unique européen s’agissant de la politique commerciale, les frontières de la bonne gouvernance environnementale en matière d’action extérieure énergie-climat… Là aussi, il y a des enjeux de délimitation, mais qui sont moins territoriaux et plus thématiques. A chaque sujet correspond un périmètre optimal d’action. Il y a peut-être moins d’épaisseur territoriale et culturelle nationale dans l’action extérieure de l’Europe, mais plus d’intérêts à faire valoir et plus de moyens à mettre en œuvre.

Le curseur entre les trois éléments fondamentaux d’une politique étrangère – des intérêts, des valeurs et des alliances – n’est pas au même endroit quand on parle de politique extérieure européenne et quand on parle de la politique étrangère de tel ou tel Etat-membre.

 De même que dans l’intégration européenne, la « fiscalité de porte » (par exemple des contrôles et des taxes à la frontière entre chaque Etat) s’efface au profit de mécanismes plus élaborés de fiscalité sur les processus dans un ensemble plus large (par exemple un suivi informatique au départ et à l’arrivée des marchandises), de même l’action extérieure de l’Union européenne vise davantage les processus à accompagner au-delà des murs que les défenses en-deçà. La frontière dans l’Europe est moins une limite défensive qu’une zone d’organisation des échanges, un espace institutionnel de délimitation, un cadre de droit.

Cet effacement relatif des frontières physiques que tout le monde voit bien peut engendrer une perte de confiance, avec une défiance vis-à-vis des processus d’ouverture et un sentiment de perte d’identité ou de de souveraineté, si ne sont parallèlement érigées de nouvelles « frontières » extérieures efficaces, des limites qui protègent d’une autre façon, par la norme et le droit.

A travers notamment son action dans le domaine de la culture, ou la mise en valeur de ses territoires et des collectivités locales, l’Europe peut aussi contribuer à enrichir le rapport des citoyens à leur identité et à leur territoire national, en dépassant les incertitudes générées par l’ouverture des frontières dès lors qu’on est fier de ses origines.

Pour nous construire en tant qu’Etats et individus dans l’Europe d’aujourd’hui, nous avons besoin de limites, mais il faut qu’elles soient fixées à un bon niveau et faire l’objet d’une appropriation : leur utilité doit être démocratiquement débattue, démontrée et perceptible par tous. C’est tout l’enjeu de la construction d’une souveraineté européenne, qui permette d’agir ensemble intelligemment pour une mondialisation régulée et un développement équitable au bénéfice de tous.

*Ancien ambassadeur de France (au Burundi) et de l’Union européenne (au Burkina Faso)

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Strat%C3%A9gie_globale_de_l%27Union_europ%C3%A9enne#:~:text=La%20Strat%C3%A9gie%20globale%20de%20l,ses%20%C3%89tats%20membres%2C%20la%20protection

[2] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2017/06/07/joint-strategy-european-consensus-development/#

[3] https://www.consilium.europa.eu/media/30002/web_fr_actionplanhumanrights.pdf

 

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