Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Des foules et du populisme

« L’ordre social est fondé sur des rapports d’autorité et de commandement ». Genève, internationale ou Lausanne, universitaire, sont de parfaits observatoires des difficultés de la mise en œuvre de ce principe ! Et pour la France principalement !

Au début, « Des foules et du populisme » est un catalogue des grands moments où l’autorité censée garantir l’ordre, c’est-à-dire la vie dans la paix des diverses composantes de la communauté, a été mise en défaut. Moments où la foule, dans quelque pays que l’on soit, envahissant des lieux symboliques, exprime dans la rue le mécontentement populaire.  S’agissait-il alors, et seule l’histoire le dit, d’un simple accident de parcours ou d’un changement définitif des règles du jeu ? Pierre de Senarclens raconte abondamment qu’à partir d’un écart minime, la souveraineté nationale garante de la vie politique a été vue comme bafouant l’identité collective. Souvent à partir d’un écart minime, par une décision « contraire au bien », la crise a éclaté.  Son déroulement est imprévisible, destructeur… De ses conséquences, la perte de soumission au pouvoir n’est pas la moindre… Le lecteur n’a pas besoin qu’on lui rappelle ici même de tels épisodes mineurs ou grandioses, ils sont si nombreux ! On les lui a même enseignés à l’école…

Ensuite, Pierre de Senarclens interprète les manifestations de désaccord du point de vue de l’affect.   Un ressort qui n’apparait pas toujours dans le récit historique, mais qu’une simple écoute du terrain rend évident : manifester c’est libérer des pulsions, et de plus, c’est être ensemble, c’est y croire, c’est … « bon pour le moral ». Et le populisme peut dès lors s’enraciner…

Peut- être en parlant « affect », les chroniqueurs se montreraient-ils du côté du pouvoir en minimisant l’évènement ? Ce qui de leur part n’est ni politiquement correct, ni vendable ! Alors, dans le monde actuel, les media affichent avec complaisance le fracas, la fureur en éclat, en fumée, en images et veulent ignorer que de ce mouvement du poing levé nait le plaisir de se voir désormais inscrit dans une identité collective.  Regarder en termes de pulsions, montrer ce « bien-être » de la foule qui brandit des pancartes, à qui on a donné le bon slogan qui fait des rimes, foule qui cassera peut-être les symboles de ce qui lui est inaccessible, ce serait sortir du « factuel » dont les présentateurs, commentateurs etc. se revendiquent…

Or la scène politique est le grand théâtre des passions. On peut revenir un peu en arrière :  Freud a vu en 1914 des peuples mobilisés par la puissance des gouvernants, il a lui-même pensé un moment que la guerre vaincrait la « propagande ennemie », celle de la France, comme le voyaient les autres Viennois. Puis il a vite mis en garde contre « la perte des valeurs d’humanité dès qu’on rassemble des millions d’hommes ». Il a travaillé pour expliquer qu’il y avait chez l’homme envie et agressivité que la société, la gouvernance, devaient contenir. Il n’avait pas d’illusion cependant sur la fragilité des liens de « civilité et solidarité ». Son œuvre est là pour le dire…

Ainsi après des décennies de conflits meurtriers voyons-nous encore et toujours que lorsque des « changements culturels et des malaises identitaires s’expriment », un chef charismatique rafle la mise : bien sûr le III° Reich s’est bâti là-dessus, et des régimes et des dirigeants totalitaires tout autour du monde aussi se sont solidement installés. De plus, maintenant qu’il n’y a plus de frontières imperméables, le populisme de l’un peut asservir l’autre.

Revenons aux bases du populisme. A partir de l’envie, les idées égalitaires ont une « action prolongée ». Il suffit qu’un leader s’en empare… Elles ont « des facilités de rassemblement vite et fort. Quitte pour les participants à abandonner leurs propres opinions », leur courage, leur âme… On leur doit la longévité du communisme !

Le populisme promet des cadeaux avec l’argent qu’il n’a pas, c’est « une pensée magique sans fondement empirique ». Est-il nécessaire de signaler que lors des dernière élections la ressemblance entre les promesses de tous les candidats était … hilarante : « une miraculeuse amélioration du sort de chacun » ? On a pu entendre combien de gens voulaient y croire, retrouvent la douceur de l’enfance en s’exprimant devant la caméra avec un pauvre sourire…  Qui en campagne électorale n’est pas populiste ? (De Gaulle le fut souvent, ose dire Pierre de Senarclens depuis sa Suisse impitoyable !). « Le moins populiste des candidats serait celui qui exclut les arguments simples et trompeurs » …

Par le réconfort d’être partie d’un groupe, le populisme fait gommer les différences. Comme lors d’une fête : je sais que tu ne me ressembles pas mais je ne veux pas le savoir. C’est le principe de fraternité qui s’exalte. Mais comme tout le monde ne fait pas partie de la famille, on renforce les liens en haïssant l’étranger. Contagion et suggestions fonctionnent bien. Divisions, manifs « contre », sortons les armes ! Le populisme se nourrit de la haine de l’autre.

Freud démontre qu’on piétine alors ce précieux bien commun qu’est la culture ; on brule les livres « impies », on abat les idoles « bourgeoises », on détruit les œuvres « dégénérées », on impose le « réalisme ». Or la culture reste un rare lieu commun inoffensif et bienfaisant. Grande victime des conflits, elle possède cette belle qualité d’universalité (comme on dit en France) ; « ce pourrait être une béquille dans le tangage des évènements ».  On voit combien que la perte d’intérêt pour les livres fragilise le discernement ! Ainsi se meurt la liberté.

Conclusion : Les démocraties ont toujours été fragiles. Elles sont pourtant le meilleur rempart… Pourraient-elles un jour réussir à désigner un chef qui parle clair, explique les principes de réalité, ose des réformes (alors qu’il-elle a besoin d’un soutien majoritaire) ? Qui fasse accepter à chacun le doute et la complexité d’un monde où la concurrence économique oblige à des choix difficiles, un monde ouvert où les accidents extérieurs surviennent ?

Et sachant qu’il-elle userait du pouvoir des urnes sans avoir jamais celui de nuire, détourner le citoyen du chant des sirènes qui ne s’adresse qu’à ses désirs ?

 

A propos du livre de Pierre de Senarclens « Des foules et du populisme », éditions Campagne Première.

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