Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Droit, innovation et intérêt général : comment s’y prendre ?

A la première lecture de l’intitulé du Forum[1] deux mots retiennent l’attention : transport et décarbonation en d’autres termes des enjeux, des perspectives et des dangers, mais, faut-il passer notre temps de réflexion à évoquer les dangers ou plutôt s’intéresser aux enjeux et aux perspectives nécessaires à la construction d’une société vivante dans l’enceinte d’un environnement sain ? Malgré la provocation dans cette question, son sens ne cherche pas à faire oublier les dangers car les dégâts dus aux émissions des gaz à effet de serre sont visibles pour tout le monde, même pour ceux qui préfèrent le scepticisme, mais ce sont les perspectives promises pas les nouveaux écosystèmes qui ne sont pas encore fluides pour faire tourner les mécanismes de décisions pragmatiques.

Les planètes de l’hydrogène et du nucléaire ne sont pas encore alignées, en attendant le fabricant automobile mise sur l’hybride pour plaire à tout le monde avec risque de se retrouver rapidement démodé.

La covid-19, l’explosion des prix de l’énergie montrent que les écosystèmes industriels français et plus largement européens ( Instituts universitaires et de recherche, fournisseurs, PME et grandes entreprises) vivent sous une précarité  [2] sans précédent. Il y a donc urgence à transformer l’écosystème industriel actuelle en un écosystème résilient. Deux transformations : Une sur la forme et une autre sur le fond.

Sur la forme :

Certes, la décarbonation des transports est un enjeu de société car c’est une question de santé publique et en même temps une question d’égalité mais ceci tombe également dans un autre registre, celui des enjeux géopolitiques.

L’expérience montre qu’il est plus sûr de rebondir sur les fondamentaux, c’est-à-dire reprendre la doctrine de l’union du charbon et de l’acier, en termes actuels, aller vers une coopération fondée sur un destin commun par la mutualisation de la recherche scientifique et l’industrie. A ce propos, la survie des espèces n’est pas neutre. Il est donc notable d’adosser la politique industrielle européenne aux orientations du pacte vert. D’ailleurs, les prévisions économiques démontrent que malgré la volonté d’échapper à l’obscurité des énergies fossiles nous sommes encore à la merci des batteries au lithium et aux fabricants des semis conducteurs, deux éléments indispensables pour les moteurs électriques. Taiwan ce champion des semi-conducteurs n’est pas à l’abri d’une attaque chinoise et d’une riposte américaine. Il y a donc une incertitude face à ce champ de possibilités qu’offre l’innovation. Il ne s’agit pas de rompre avec tout ça et revenir à la carriole ou à la traction-avant mais de poser des politiques de formation et de recherche pour une réindustrialisation à l’échelle de chaque territoire et respectueuse de l’environnement, c’est-à-dire l’anticipation des externalités positives et négatives. La préparation juridique de ces politiques par le texte, par la doctrine et par la jurisprudence n’est pas étrange à la mise en route de la façon la plus efficace et efficiente de cette réindustrialisation avant pendant et après sa mise en œuvre. C’est toute la question autour de l’efficacité et le pragmatisme de la norme.

Sur le fond :

La rigidité de la norme finit par, d’un côté augmenter le coût de l’innovation et de l’autre, par augmenter la fuite des cerveaux vers là où il existe une réelle flexibilité. Il s’agit donc de deux difficultés : la fabrication de la norme pragmatique (1) et de la liberté de faire (2).

  1. La fabrication de la norme

La norme est aujourd’hui, pour l’essentiel, issue d’un besoin technique, pour servir un intérêt économique et, le cas échéant, cadrer un phénomène de société. Par exemple : les normes liées à la bioéthique, les normes de construction, les normes liées à la régulation de l’énergie, etc… sont d’abord l’œuvre des ingénieurs, ensuite, mises en musique par le juriste. Ainsi, le juriste doit déchiffrer une partition écrite dans un code étrange à ce qui est d’usage et au retour l’ingénieur doit s’appliquer à respecter ce qui correspond très peu à ses projets. Cette situation est marquée par une confrontation, parfois titanesque, entre le besoin technique, important pour l’intérêt économique, et le besoin normatif important pour le fonctionnement de la technique dans le cadre de l’intérêt général. Pourquoi s’agit-il d’une confrontation ? C’est par ce que le corpus normatif, ne fournit pas systématiquement et immédiatement des outils adaptés à la demande technique mais, malgré lui, il bloque !

Le Professeur Jean Waline qualifie le droit comme « un moyen au service d’une fin et qu’il convient régulièrement de vérifier que l’instrument qu’il constitue reste à la fois adapté au but qu’il poursuit et sûr dans la mise en œuvre »[3]. Il convient donc de vérifier régulièrement que les volontés du progrès ont le droit à l’action. Cette recommandation a été citée le 6 juin 2014 dans un discourt intitulé « Osez le risque »[4] adressé de la part de l’ex vice-Président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé aux étudiants de l’ENA, de HEC et de l’Ecole de guerre, pour rappeler ce que Mme Geneviève Fioraso[5], secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur et à la recherche disait au sujet du principe de précaution : « nous devons faire du principe de précaution un principe d’action et d’innovation au service d’une société qui, tout en protégeant la planète et ses habitants, soit d’abord une société de progrès. ». Cette volonté d’ouverture a trouvé une oreille attentive lors des débats[6] sur la loi Macron par l’adoption de l’amendement n°808 qui donne naissance au principe d’innovation dont la définition est la suivante[7] : « Dans l’exercice de leurs attributions respectives et, en particulier, par la définition de leur politique d’achat, les personnes publiques et personnes privées chargées d’une mission de service public promeuvent, mettent en œuvre pour l’exercice de leurs missions et appuient toute forme d’innovation, entendue comme l’ensemble des solutions nouvelles en termes de fourniture de biens, services ou de travaux propres à répondre à des besoins auxquelles ne peuvent répondre des solutions déjà disponibles sur le marché. Elles s’attachent à ce titre à exercer une veille sur les formes contemporaines d’innovation, y compris celles émanant des petites et moyennes entreprises ». Cette définition adoptée[8] dans l’article 41 bis de la loi Macron et prévue « l’article 131-1 dans le Chapitre Ier du titre III du livret 1er du Code de la Recherche » ne dépassera pas les archives de l’Assemblée Nationale. Il faut croire qu’il y a une sorte de paradoxe dans le fonctionnement de la fabrique de la loi, dû certainement à l’art de faire la politique autrement dit le débat est une chose l’application en est une autre.

Le surdosage des débats parlementaires, ralentit substantiellement la société du progrès, Monsieur Laurent Vallée[9], ancien Secrétaire Général du Conseil constitutionnel constate que « […] Le droit ne serait ainsi qu’un compagnon de route boiteux de l’innovation : toujours en retard, un peu derrière. Pourtant les relations entre droit et innovation paraissent relativement inexplorées si l’on excepte, bien sûr, certains prismes particuliers. Le droit de la propriété intellectuelle apporte ainsi, à l’évidence, un regard sur l’innovation […] L’innovation suppose à l’évidence une grande liberté laissée au législateur pour faire évoluer la norme. Or, et en premier lieu, selon une jurisprudence constante, ancienne et régulièrement rappelée, il est à tout moment loisible au législateur de changer la loi[10] […] Dès lors qu’une expérimentation respecte les principes fixés par la jurisprudence, le Conseil constitutionnel admet pleinement la dérogation au principe d’égalité qu’elle comporte, y compris en matière pénale[11] ». C’est pourquoi, l’élargissement des bacs à sable réglementaires ne peut que donner de l’efficacité à l’application de la norme et en même temps tester son intelligence.

  1. La liberté de faire

Adapter le droit à l’innovation c’est l’exercice par lequel l’autorité publique décide d’apprécier les exigences de l’intérêt général et leurs convenances au but recherché par l’innovation. Cet exercice est particulièrement difficile surtout lorsque l’innovation souhaitée se trouve confrontée à des questions d’éthique. Par exemple, le 26 novembre 2018 un chercheur chinois[12] a annoncé la naissance de deux bébés génétiquement modifiés, porteurs d’un gène programmé à les protéger du virus du sida. Ici, ce n’est pas le principe qui est contesté mais le procédé. Agir contre le SIDA est un principe salué et encouragé mais procéder par une modification génétique ouvre un débat important sur l’usage parallèle d’une telle technique. Nous sommes face à une question d’éthique. C’est là le paradoxe profond de la volonté de soutenir une solution et faire tout pour l’empêcher d’exister au nom de l’éthique. Ainsi, Jonas Hans[13] considère l’éthique comme la norme qui régule le pouvoir d’agir. Le pouvoir d’agir, voilà un nouveau type de pouvoir qui nécessite une force supérieure à mi-chemin entre la politique et le droit afin de lever les verrous réglementaires et donner aux innovateurs la capacité de développer leurs idées. Ainsi, pour vendre une idée innovatrice il faut bien l’expérimenter et pour l’expérimenter il faudrait une autorisation et pour obtenir l’autorisation il faudrait rebondir sur un texte normatif ou dérogatif, en même temps, tout cela doit aller dans le sens de l’investisseur qui a le désir de voir un jour la couleur de son argent qu’il ne mettra que dans un cadre légal. Ce « nœud de Salomon de l’innovation et du capital »[14] ne peut-être dénoué que par le droit, notamment, le droit de la propriété intellectuelle. Pourquoi ? l’innovation est d’abord le résultat d’un travail intellectuel, elle est donc la propriété de la partie qui a mobilisé son intellect pour en donner l’existence. Ainsi nous nous mettons face à la question de la propriété qui implique l’appel au droit des contrats, qui, à son tour, implique l’appel au droit de la concurrence, qui implique même l’appel au droit du travail, etc… Notez que l’innovation, par son recourt en premier chef au droit de la propriété intellectuelle, s’est ornée d’un chapelet normatif pour ne pas dire qu’elle s’est offerte un mille-feuille normatif. Par ailleurs, il faut reconnaitre que grâce au mille-feuille normatif, l’innovation se trouve protégée, à condition que les textes soient suffisamment adaptés et surtout opérationnels, en même temps elle se trouve ralentie puisqu’il faut remplir toutes les cases et le plus souvent attendre la création d’une nouvelle case, soit par le législateur ou le plus souvent par la jurisprudence.

Evidemment, une ligne de la main d’un juge est plus opérationnelle que le discourt d’un érudit coupé des réalités pratiques. C’est toute la difficulté de l’équation « droit-innovation », car pour mettre le droit au niveau de l’innovation il faut des normes issues des réalités pratiques accompagnées d’un principe de réflexion visionnaire fondée sur les sciences du comportement. Puisque l’innovation a d’une manière directe ou indirecte un impact sur la société, il serait nécessaire d’anticiper l’effet de cette innovation sur les composantes de la société par une approche comportementale qui permettra d’adapter le droit à l’innovation et l’innovation au droit dans la limite de l’état des connaissances scientifiques qui ont donné naissance à l’innovation en question. Nous nous retrouvons ainsi devant une lecture pratique de la procédure annoncée dans l’article 5 de la charte de l’environnement.

Etant donné que l’art de la recherche scientifique est la marche dans des terrains inexplorés où la notion de risque est éminemment présente, donc il y a bien une présence de l’incertitude, fidèle compagne du risque qui exige par nature d’être évaluée. Le principe de précaution se dote de la réponse à ce besoin en encourageant les autorités publiques de mettre en place des procédures d’évaluation des risques, pas pour entraver la liberté d’innover qui tire sa genèse de la liberté d’entreprendre (sacrément protégée par art. 4 de la Déclaration de 1789) mais pour apprendre, grâce à la recherche et l’innovation, la recherche et la technique afin d’adopter les mesures, qu’elles soient provisoires ou proportionnées, destinées à parer la réalisation du dommage, ainsi le principe de précaution enrichit l’innovation. Si aujourd’hui, les projets innovants sont regardés avec angoisse, ce n’est pas un problème de texte car celui qui fait le texte peut le défaire, mais c’est un problème de mentalité, un problème de culture.      

En fin, l’Allemagne et la France ont tout intérêt à développer et à mixer toutes les connaissances industrielles et tout ce qui mène à construire un savoir-faire industriel européen ayant la maitrise de toute la chaine de fabrication afin de s’imposer sur le marché mondial des transports décarbonés. Enfin, si le danger est une angoisse pour le savoir-être, la compréhension des perspectives et des enjeux sont des clés pour construire un savoir-faire garant d’un bien être.

[1] Le 6ème Forum franco-allemand (FFA), La décarbonation des transports, 25-26 novembre 2021, Strasbourg.

[2] Emprunté du latin precarius, « obtenu par la prière ; qui dépend du bon vouloir d’autrui ; mal assuré », lui-même dérivé de precari, « prier ».

[3] J. Waline, Gouverner, administrer, juger : liber amicorum Jean Waline, Paris, Dalloz, 2002, p. 380.

[4] L.C. d’État, « Osez le risque ! », Conseil d’État, s.d., disponible sur https://www.conseil-etat.fr.

[5] « Sénat – Examen principe de précaution | Le Blog de Geneviève FIORASO », s.d., disponible sur http://www.genevieve-fioraso.com.

[6] « Assemblée nationale ~ Première séance du lundi 09 février 2015 », s.d., disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr

[7] « Assemblée nationale ~ LA CROISSANCE ET L’ACTIVITÉ (no 2498) – Amendement no 808 », s.d., disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr.

[8] « Assemblée nationale ~ LA CROISSANCE ET L’ACTIVITÉ (no 2498) – Amendement no 808 », s.d., disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr.

[9] L. Vallée, « Un droit de l’innovation ? », Nouveaux cahiers du Conseil Constitutionnel, juin 2016, n° 52, p. 27 à 35.

[10] « Décision n° 2014-706 DC du 18 décembre 2014 », Conseil constitutionnel, s.d., disponible sur https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision.

[11] « Décision n° 2011-635 DC du 4 août 2011 », Conseil constitutionnel, s.d., disponible sur https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision.

[12] M. Marchione, « Chinese researcher claims first gene-edited babies », AP NEWS, 26 novembre 2018, disponible sur https://apnews.

[13] H. Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 2013, pp. 60‑61.

[14] L. Vallée, « Un droit de l’innovation ? », op. cit.

Plus de publications

Juriste, doctorant, Université de Strasbourg

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