Gérard Garouste, l’artiste-peintre à la recherche de la mémoire retrouvée
L’idée selon laquelle l’auteur d’une œuvre d’art et le personnage dans la vie, avec qui on parle, n’auraient aucun rapport. Je viens de vérifier qu’il ne fallait pas y croire. Marcel Proust
L’enfance est un fragile réceptacle qui emmagasine imperceptiblement au seuil de sa jeune existence les éclats et les fureurs des adultes.
Les mots, les sentences, les remarques, les non-dits conditionnent subrepticement un chemin de vie. Et marquent à jamais une plaie ouverte à même la peau dont le moindre frôlement attise les douleurs d’un passé subit et conditionne le comportement futur de tout un chacun.
Il en fut de même pour l’artiste peintre et sculpteur Gérard Garouste que je rencontre aujourd’hui en ce mois d’août avant l’intense préparation de son exposition à la galerie Templon prévue pour janvier 2014.
Plaie ouverte, la remarque lancée de son père, antisémite primaire, sur le chemin de l’école : « Tu vois là Gérard la boulangerie…. Là tu n’y verras jamais travailler un boulanger juif, parce que c’est un métier difficile, il faut travailler toute la nuit, ils sont trop malins pour faire cela.» Cette constatation insidieuse laissera une trace indélébile au plus profond de son être.
Encore aujourd’hui Gérard Garouste ne peut ôter cette phrase assassine de son esprit. Elle aura guidé son comportement d’homme et orienté sa vie d’artiste.
L’antisémitisme de son père lui fera découvrir tout un pan d’une histoire familiale obscure et ténébreuse durant la guerre. Il fut un des principaux bénéficiaires à Paris de la spoliation des biens juifs. Cette attitude antisémite de la petite bourgeoisie catholique d’alors allait à contrario réveiller en Garouste un grand regret « C’est dommage que je ne sois pas juif » se disait-il admiratif de ces ‘juifs trop malins’.
Ces terribles et affligeantes paroles sur le ‘Boulanger juif’, me trottent également en tête, moi qui vais rencontrer l’artiste Gérard Garouste, figure majeure du monde artistique.
En sortant du métro Belleville, j’emprunte une rue étroite, franchis un large portail et c’est au fond d’une cour pavée qu’il demeure, abrité par une imposante porte métallique surplombé d’une élégante glycine.
‘Bonjour Gérard Garouste’.
La main tendue et le large sourire trahissent d’emblée le contact chaleureux de l’homme. Après un café matinal servi par le maître de maison, Garouste m’entraîne dans une vaste pièce aux murs et espaces décorés de quelques peintures et sculptures.
Un grand travail en noir et blanc empli toute la longueur du salon et me fait songer à un panneau chinois par le rythme de ses volutes déliées. En face sur l’autre mur une toile de jeunesse ; un beau portrait datant du temps où Garouste suivait les cours aux Beaux-arts. Déjà sous la jeune palette frémissait la volonté de capter un visage, de suivre l’architecture d’une main.
Notre conversation s’engage aussitôt dans ce bel espace lumineux.
Vivant sa prime jeunesse dans une ambiance hors norme entre un père violent, un révolver trônait parfois sur la table du repas, et une mère soumise, Garouste n’avait qu’une pensée, lui le cancre à l’école : fuir, s’échapper pour se réfugier ailleurs.
Le destin va le mener à dix ans au pensionnat du Montcel à Jouy en Josas. Là des belles amitiés vont naître et souder Jean- Michel Ribes, Patrick Modiano, le fils du peintre Jean Fautrier, Olivier Coutard, Francis Charhon, François Rachline à Gérard Garouste.
Ils vont se retrouver dans leurs chemins de vie à plus d’une occasion.
De ces amitiés entrecroisées Garouste dira avec un peu d’ironie ‘J’aime glisser dans ma peinture leurs têtes d’intellectuels pas dupes entre l’âne et le figuier de la Bible’.
Mais que faire à vingt ans sans le bac et sentant l’urgence de trouver une voie où Garouste dit qu’il n’avait plus rien à perdre, lui qui ne savait que dessiner. Cette facilité ‘manuelle’, son habile coup de crayon lui donne l’occasion d’engager ses premiers pas dans la conception et la réalisation de décors pour le lieu parisien alors en vogue ‘Le Palace’ et plus tard pour le théâtre du Rond-Point de Jean- Michel Ribes où il côtoiera le fabuleux Roland Topor.
Après ses premières ébauches Garouste s’inscrit en 1967 à l’Ecole des Beaux-arts dans la classe de Singier, artiste abstrait. Il y a peu appris, lui qui voulait tant connaître les techniques du passé, le secret des maîtres anciens : matières et glacis, sfumato et empattements. Aussi dans la somptueuse bibliothèque des Beaux-arts il a hâte de se plonger dans l’étude des manuscrits des techniques picturales d’antan dont le réputé livre du Docteur De Mayern traitant de la palette de Rubens. De même qu’au Louvre il étudie en profondeur les toiles de El Greco, Velasquez et Goya. On peut comprendre que Garouste qui se réfère aux classiques tout autant par leurs techniques que par leurs discours, devait être fasciné par les pourpres et garances des cardinaux de Velasquez, par les figures étirées aux savants drapages et aux mains tortueuses des madones de El Greco, que par la rigueur héraldique de Zurbaran tout autant que par le terrible ‘Saturne’ de Goya dévorant ses enfants à l’instar de son père qui tenta de dévorer son fils Gérard. Et comment ne pas songer aussi à Goya et sa Casa del Sordo alors que l’on connait le parcours de Garouste enclin à des dépressions multiples qu’il trainera durant plusieurs années.
Nostalgique d’un art du passé, c’est avec un admiratif respect qu’il retrouve à Venise, Le Tintoret et ses immenses toiles de la prodigieuse suite de Saint Marc de la Galeria del Académia . Pour lui ‘tout est dit’ dans ces toiles où une parfaite concordance relie les groupes de personnages principaux avec le délicat travail des figures énigmatiques de l’arrière-plan que la grisaille et la blancheur désincarnent.
C’est en 1979 que se tient sa première exposition : « La règle du Je » dont il me parle avec attendrissement. Il voulait montrer son savoir-faire, se montrer, mettre le public face à ses premiers dessins monumentaux. Lui qui ne se considère pas intellectuel mais manuel, car c’est littéralement par ses mains créatrices qu’il trouvera son chemin et son salut. Il n’a de cesse de répéter que la main façonne le cerveau. Et la représentation des mains qui caractérisent si fortement le travail de Garouste peuvent donner l’amour, sauver et protéger, parfois même transmettre le divin message de Michel Ange alors que ces mêmes mains prennent, soutirent, spolient à l’égal des manœuvres spoliatrices commises par ce père honnis.
Garouste par cette première exposition sentait en lui le besoin de s’intéresser au sujet plus qu’au style : jouer avec les émotions afin de renouer avec la peinture traditionnelle quitte à revenir en arrière ; de s’éloigner de l’avant-garde -terme trop militaire – et reprendre classiquement pinceaux et couleurs, toiles et huiles. Delà ce besoin de fabriquer son propre matériel pictural avec des oxydes, des pigments, des huiles et des siccatifs. Et d’étaler, tout comme le firent les artistes d’antan, un fond de couleur rouge, sang de bœuf, sur la surface blanche de la toile. Cet apprêt joue un rôle capital dans la structure de son travail. Il aime se rappeler la phrase de Roland Barthes « C’est parce que le langage est fermé sur lui-même que l’écrivain peut créer » réflexion qui guidera Garouste à s’engager avec son vocabulaire pictural dans une rigoureuse voie artistique. Il est loin des chemins d’un art aujourd’hui débridé, et ne craint pas d’affirmer : « Le zapping artistique est de mise ; aujourd’hui c’est Jeff Koons, Andy Warholl, Botero, et demain un autre concept que l’on zappera !… ».
A vingt-cinq ans, égaré, Garouste cherchait encore sa voie. Il lui fallait rejeter la manipulation religieuse et familiale dont il fut victime depuis sa naissance, oublier
le monde humiliant de son enfance. Aussi m’affirme-t-il que l’art et l’activité artistique furent pour lui le moyen de surmonter les terribles douleurs du passé.
Il trouvera sa voie en empruntant le chemin initiatique de Dante dans la Divine Comédie qui le fera sortir de la forêt obscure, traverser sur la barque l’Achéron et atteindre le Paradis. C’est pour lui la découverte de la Lumière, des mythes de l’Antiquité, de leurs héros et leurs philosophes.
Après ce travail en profondeur sur la Divine Comédie, Garouste se lance à corps perdu dans les livres et les mots. « Je me tournais alors non vers l’original mais vers l’originel ! » me confie-t-il. « Je voulais retrouver la Source et les Origines ». Ainsi suivront une série d’œuvres, peintures, gouaches et lithographies pour les écrits de Rabelais, et le mythe de Cervantes.
Il n’oublia pas ce que le curé de l’église de Talant lors de la mise en place de ses somptueux vitraux lui fit remarquer : « Apprendre l’hébreu rend libre ». C’est donc son inlassable recherche de l’originel et ce besoin de liberté qui pousseront Garouste vers l’étude de la Torah et du Talmud.
Puis poursuivant son chemin, l’artiste s’engage plus avant sur les eaux tumultueuses des riches symboles de la Kabbale. Il apprend d’une manière approfondie l’hébreu et se plonge corps et âme dans les livres de Marc-Alain Ouakin et de Philippe Haddad.
Cette aspiration à retrouver les origines, Garouste le poursuivra jusqu’en Israël au Musée des Manuscrits de la Mer Morte où il découvrira le texte des dix Commandements. Il m’avoue tout son bonheur et son émotion qu’il éprouva à déchiffrer ce fragile manuscrit original.
Je ne pouvais pas terminer ma visite chez Garouste sans évoquer avec lui une actualité récente : la manifestation « Les aventures de la vérité » Peinture et Philosophie à la Fondation Maeght à St Paul de Vence, dont le commissaire est Bernard-Henri Levy.
En effet il y présente une de ses œuvres majeures « Les Libraires aveugles », une
toile importante aux vastes dimensions qui résume tout son univers tourmenté.
Cette toile réconcilie en effet le combat constant entre sa jeunesse bloquée et son cheminement d’aujourd’hui qui lui permet de se retirer par la peinture ‘au fond de lui-même’.
Aussi les larges et brutaux coups de pinceaux qui font éclater dans la grisaille environnante un magistral éclat d’un jaune puissant, digne de van Gogh, tissent la riche symbolique des ‘Libraires aveugles’.
Sous un ciel tourmenté deux personnages assez frustres, dont l’un avec un long bâton à la main, serait-ce Balaam ?- et l’autre, un miroir également à la main dans lequel il semble s’y reconnaitre, s’engagent en tâtonnant sur une route, précédés d’une ânesse. Le bât de l’ânesse déborde de livres et d’écrits. Sur un des recueils on lit ‘LVI Psaume – Sermon au peuple. Pour Garouste ces quelques lignes sont un véritable manifeste, le moyen de dire à sa génération combien elle se trompait. Combien sa peinture veut lutter contre les manipulations religieuses, contre les avant-gardes, contre les instances officielles et muséales. Combien le monde se meut dans une époque faible, soûlée de télévision, de gadgets et de performances fumeuses !
Plus de 600 tableaux jalonnent son itinéraire artistique. Il souhaite et espère qu’il laissera une trace de son passage pour les générations futures.
Aujourd’hui Garouste semble plus apaisé, comme il aime le rappeler finement : « Depuis peu un oiseau a fait son nid sur ma tête ». L’oiseau de la légèreté, des trilles gais, des envols lumineux dans un ciel moins orageux et moins terrible.
Avant de se quitter il me retint pour me parler de son association ‘La Source’. Grace à un entretien avec Michel Roccard le projet ‘La Source’ fut mis sur pied et fonctionne depuis plus de vingt ans. Cette association montre à ceux qui sont exclus, qui sont aux portes des grandes villes, qu’un autre monde existe qui peut leur apporter le beau, le désir et l’envie de se surpasser.
Exposition au Centre Pompidou, du 7 septembre 2022 au 2 janvier 2023.
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