Noël à Lalo : Dans l’intimité de Denis Tillinac
Dans l'intimité du grand écrivain, auteur du Dictionnaire amoureux de la France et pour qui la vie fut « une chevauchée impromptue sur une route dont les horizons se dévoilent à mesure ».
Roland Pourtier
Au bout d’une petite route qui s’écoule nonchalamment du paquet de maisons composant le hameau de Lalo, commune d’Auriac, se dresse, telle une vigie plantée au bord de l’infini, une robuste et grande bâtisse, blocs de granit et toit de lauzes. Les maçons de Xaintrie, plateau du sud-est de la Corrèze mordant sur les franges du Cantal, s’y entendaient pour travailler la pierre dure d’une géologie très ancienne. En arrière-plan, très loin, le liseré de la chaîne des Puys, ourlé de blanc en hiver, donne la mesure d’un horizon démesuré. C’est ici que Denis Tillinac a posé sa besace, au pays de ses ancêtres paternels : « Auriac est mon havre, ma tanière, le tabernacle de mon intégrale poétique… j’y ai écrit tous mes livres[1]. » C’est ici qu’il s’est enraciné, après avoir pas mal bourlingué, tournant la page d’une enfance parisienne tumultueuse dans le quartier de Daumesnil, qu’un de ses derniers romans, « Caractériel »[2] fait revivre, et des années de journalisme vibrionnant qui lui firent arpenter la Corrèze et explorer maints terrains exotiques.
Un médaillon gravé dans la pierre signe l’acte de naissance de la maison : 1836. C’est Jean-Pierre Tillinac, premier maire d’Auriac, vieille paroisse érigée en commune par la Révolution, qui la fit construire. Son soubassement, beaucoup plus ancien, contient des éléments qui remonteraient au XIIIe siècle, visibles dans la grande cave servant aujourd’hui de cellier. Ces vestiges souterrains sont-ils la raison pour laquelle quelques vieux du village l’appelaient le « château », à moins que le qualificatif s’expliquât tout bonnement par les dimensions respectables d’une demeure qui est toujours restée dans le giron des Tillinac en dépit d’un exode rural qui commença à vider le pays de sa substance à la fin du XIXe siècle. Une brasserie, installée en contrebas près d’une source d’eau claire, retarda un temps l’échéance de l’exil. Roger, le père de Denis, « monta » à Paris où il exerça le métier de dentiste, tout un gardant un pied à Auriac dont il fut l’édile à la fin des années Giscard. La maison de Lalo avait quant à elle échu à son frère Henri, lui aussi dentiste, lui aussi émigré en ville, du côté de la souche maternelle bourbonnaise du Donjon. La maison finit par ne plus s’ouvrir qu’en été, maison de famille intermittente comme la France en compte tant.
Le petit Parisien a été marqué à jamais par ses vacances à Auriac. Il y fut le témoin de la disparition d’un monde ancien qu’il vécut comme « un sursis de vraie vie campagnarde, juste avant l’agonie »[3]. Un monde dont les fantômes ne cesseront de hanter son imaginaire. Plus tard, après s’être frotté aux enseignements de Science Po Bordeaux, il se rapprochera du « point focal de sa carte du tendre », gravée à la pointe sèche de ses souvenirs. « Localier » à Tulle pour le compte de la Dépêche du Midi il se découvrit une vocation d’observateur critique de la société française[4]. Il rencontra Chirac. Et Monique qui tenait la pharmacie près de la cathédrale et devint sa femme. C’est là que grandirent leurs enfants, jusqu’à leur envol vers Paris ou Bordeaux pour cause d’études universitaires. Une petite ferme au Coudert, lieu-dit jouxtant Auriac, fit longtemps office de maison de week-end où les enfants pouvaient libérer leur trop-plein d’énergie, avant l’acquisition de la maison de Lalo où Denis et Monique s’installèrent au début des années 2000, un chauffage central l’ayant rendue durablement habitable. Le travail d’écriture de Denis migra du Coudert à Lalo, toujours à l’ancienne, des cahiers d’écolier remplis au stylo-bille, vert de préférence.
Passionné par l’actualité du monde, Denis Tillinac ne pouvait rester trop longtemps confiné dans une thébaïde. Il lui fallait un poste d’observation parisien. Moins pour les vaines mondanités auxquelles il ne sacrifia jamais sa liberté, quand bien même il ne dédaignait pas les rituels des milieux littéraires et politiques, que pour la respiration intellectuelle dans le bouillon de culture du quartier de l’Odéon où il se ménagea toujours un pied-à-terre[5]. Ermite à temps partiel, il se prit au jeu des médias car il aimait débattre, comme on va à la bagarre. On le vit même dans les joutes assassines qui firent les recettes d’« On n’est pas couché ». Il fut, plusieurs années durant, un fidèle de Marc-Olivier Fogiel sur RTL. Récemment, Émile Malet l’avait invité à participer à son émission « Ces idées qui gouvernent le monde ». Après avoir débattu de la question du peuple en 2019, il aurait dû s’exprimer sur De Gaulle, dans une émission diffusée en octobre 2020, mais trop de sollicitations consécutives à la parution de son Dictionnaire amoureux du Général [6], l’en avaient empêché.
La Table Ronde dont il fut le directeur littéraire pendant une quinzaine d’années, lui était tout aussi vitale que la table corrézienne. Aux repas à Lalo, frugaux en temps ordinaires, plantureux à l’occasion de fêtes familiales ou de manifestations de sociabilité locale, répondaient les agapes entre amis au Marco Polo, chez Lipp, ou tant de lieux pour deviser et boire un verre en bonne compagnie. Un pied à Paris, l’autre en Corrèze, le grand écart géographique rythma le cours des jours entre fermentation sociale et méditation distanciée.
Un large couloir traverse la maison de Lalo. Il en résume l’esprit. À droite en entrant, une bibliothèque chargée de livres à n’en plus pouvoir couvre l’entièreté d’un long mur mitoyen de la cuisine et de la salle à manger. À gauche, accolés à l’imposant escalier de bois qui mène à l’étage, de robustes porte-manteaux tentent de retenir toutes sortes de vêtements, les uns destinés à se protéger des frimas, possibles en toute saison, les autres promus à une activité sportive. Les chaussures s’emmêlent allègrement sur le sol aux grandes dalles de granit. Dieu reconnaîtra les siennes. Les livres et le ballon, ovale ou rond : les deux pôles de la vie à Lalo. Denis se consacrait avec énergie à l’un et à l’autre. Pour ce qui est du quotidien, tout repose sur Monique, « Momo », qui, depuis qu’elle a cessé d’exercer son métier de pharmacienne, tient la maison à flot, ce qui n’est pas rien quand déferle périodiquement la vague familiale.
À l’extrémité opposée du couloir, une porte ouvre sur un jardin ceint d’un muret de pierre. Lieu des festivités commensales quand le temps est clément, lieu des parties de football sur la pelouse qui en mange un enviable carré. On s’y frotte dans des courses sans arbitrage, s’invective, s’offre des olas à deux bras quand le ballon pénètre dans des buts improbables. Les gestes, les mots d’humeur et la sueur soudent les générations.
Le cantou, grande cheminée caractéristique des maisons rustiques de Xaintrie et d’Auvergne, contient l’âme de la maison. Deux « bancs de cantou » en bois, insérés contre ses montants intérieurs, se font face de part et d’autre de l’âtre. Des braises y sommeillent que raniment de temps à autre quelques bouffées d’air propulsé au moyen d’un bouffadou. Des journaux, Le Figaro, L’Équipe, des livres échoués au hasard des lectures, Valeurs actuelles pour la chronique hebdomadaire « Vu de ma fenêtre », tout invite à parler ou se taire, lire ou feuilleter distraitement autour du feu. Denis, éternel frileux, affectionnait le cantou, reconnaissant qu’il eut aussi la bonne idée d’absorber la fumée des cigarettes qu’il brûla toute sa vie, excepté un bref interlude vapoteur. Sur le manteau de la cheminée, une galerie de coupes gagnées dans les tournois locaux de football aligne fièrement les trophées familiaux.
Gratifiée d’une fille, Marie, et de trois garçons, Jean, François, Henri, la famille s’est agrandie au fil des mariages et des naissances. Lors des fêtes familiales un joyeux désordre s’empare de la maison, avec l’acmé des vacances d’été et le tourbillon de Noël. Écrire demande du recueillement. La chambre parentale à l’étage fit longtemps office de lieu d’écriture avant qu’une annexe du logis principal qui servit autrefois de remise à outils, ou à divers objets dont l’usure du temps avait fait perdre l’usage et jusqu’au sens, eût été aménagée en bureau. Une fenêtre, percée dans le mur extérieur, ouvre sur la longue courbe d’un pré où l’on peut voir parfois paître quelques salers à la robe foncée, et le bourrelet boisé annonçant la plongée vers les gorges de la Dordogne. Autant la pièce est petite, une table, une chaise, un cendrier qui déborde, un thermos de café, autant la vue s’élargit sur de vastes espaces. Le souffle de l’infini entre par la fenêtre.
La célébration de Noël commence par l’installation du sapin que les fils vont couper dans un bois voisin. Il sera, quelques jours durant, l’hypercentre de la grande pièce à vivre, entre le cantou et la table à manger. On se pousse du coude pour le décorer, on veut laisser sa griffe dans l’accroche des boules miroitant la lumière, et des flots de guirlandes qui l’habillent. La crèche, bien sûr, est en bonne place, les santons sortis de leur hibernation répètent, année après année, l’histoire de la nativité. Le respect de la tradition et une foi catholique qui doit plus à la France des clochers et sa beauté mystique qu’à l’allégeance à l’Église[7], ajoutent leur touche de spiritualité aux festivités à venir.
La nuit de Noël, les chaussures, soigneusement disposées au pied du sapin, circonscrivent les territoires de chacun pour éviter une distribution anarchique des cadeaux. Le rituel veut qu’on dépose devant le cantou un verre d’armagnac, une mandarine et une carotte pour remercier le Père Noël et son renne. Au petit matin tout aura disparu, preuve irréfutable de leur passage nocturne. Mais avant qu’advienne l’événement, envoyant les enfants au lit, la messe dite de minuit rameute tout le monde pour la célébration du divin enfant. La Corrèze n’a pas échappé à la déchristianisation générale de la France. Les prêtres se font rares, les fidèles sont infidèles, les églises se ferment. La sainte nuit a déserté celle d’Auriac. Il faut aller plus loin, à Rilhac-Xaintrie, Saint-Privat ou Saint-Julien-aux-Bois. La famille s’y déplace. La logistique se grippe inévitablement, les retards la confinent au fond de l’église ou derrière des piliers masquant la scène liturgique. Réunis en chorale, les enfants du catéchisme chantant avec ardeur, métamorphosent la mélodie des cantiques en marche militaire. Leurs voix rocailleuses couvrent la psalmodie du prêtre qui s’égosille dans un micro grésillant. La fin de la messe prélude à un moment de sociabilité de bon aloi. On se retrouve, s’embrasse, se salue d’un hochement de tête, s’échange quelques nouvelles, fraîches ou défraîchies. On promet de se revoir, on renoue pour un bref instant des liens distendus entre lointains cousins, entre « pays » plus ou moins perdus de vue, en une connivence entretenue par une géographie de proximité. Mais il ne faut pas trop traîner. Comme dans Les Trois messes basses de Daudet, l’imagination gustative s’est tapie dans un coin du cerveau. On a hâte que les petits soient couchés, que leur sommeil autorise le réveillon et la venue du Père Noël. Les plus grands d’entre eux risqueront peut-être une discrète et transgressive expédition nocturne pour faire la part entre la fable et le réel. Cela fait partie de l’apprentissage, on fermera les yeux.
Ici comme ailleurs, le versant profane des « fêtes de fin d’année » tend à sacrifier le sens mystique de Noël sur l’autel de la consommation. Comment concilier l’inflation de cadeaux et l’héritage chrétien d’un moment essentiel qui plaça la naissance de l’enfant-dieu dans la pauvreté d’une étable ? Le glissement de calendrier avait fait coïncider, au début de l’ère chrétienne, la Nativité et l’antique culte de Mithra relayé par Rome, saluant avec le solstice d’hiver la fin du rétrécissement des jours. Fusion de Dieu et du Cosmos. Mais pour les bouts de chou, Noël n’est qu’une pluie bénie de cadeaux. Au petit matin, quand l’heure attendue du réveil a sonné, libérant les impatiences, chacun cherche son bien auprès de sa chaussure. La maison vibre d’une excitation frénétique. Vite réduire en lambeaux les papiers cadeaux pour accéder au graal. Denis observe avec une tendresse retenue le manège de ces enfants, promesses de transmission du mystère vertigineux de l’homme.
La magie de Noël touchait au cœur « pépé ». C’est ainsi que ses petits-enfants l’appelaient. « Papy » l’anglo-saxon avait battu en retraite, refoulé par un garde-corps patrimonial, fier de sa qualité de « réac »[8]. « Enfants de mes enfants », poème paru dans un recueil publié un an avant sa mort, dit mieux qu’aucune exégèse le sentiment profond de la filiation :
Côté gauche du couloir, dans une pièce lambrissée ayant souffert des ans, promise chaque année à quelques travaux de restauration chaque année reportés, les canapés de cuir servent d’aire de jeu pour les petits, et de tribune pour les grands qui profitent de la retransmission télévisée de matchs de football ou de rugby pour chauffer leur mauvaise foi de supporters partagés entre le PSG et l’OM. Denis, de temps en temps, s’empare du piano pour des improvisations endiablées de jazz, réminiscence des années Elvis Presley qui le conduisirent à Memphis, et valurent à son premier fils le prénom subsidiaire d’Elvis.
Denis se faisait une coquetterie de n’être capable de rien d’autre qu’écrire, taper dans un ballon, faire campagne pour Chirac et ripaille avec ses copains. Il savait s’abstraire du bruit du monde pour construire le sien sur des bribes de mémoire et une sensibilité constamment aux aguets. Entre Daumesnil et Lalo, l’Amérique et l’Odéon, son itinéraire brasse des espaces labyrinthiques, embrouille les pistes en tricotant réalité et fiction. Livre après livre, la fuite du temps en écho au changement d’époque radical, dévide le fil d’Ariane de ses romans mélancoliques. « Nous habitons les ruines d’un monde révolu et nous portons les deuils de tous ses héritages. J‘écris pour signifier aux civilisations défuntes ma gratitude éplorée[9]. »
La vie domestique lui était un monde étranger. Il en avait abandonné la direction à Monique, de même que la gestion d’un agenda dont il semblait ignorer le mode d’emploi quand il acceptait des rendez-vous au même moment dans des lieux différents, comme mû par un inconscient désir d’ubiquité. Au mieux prenait-il sa voiture en quête du pain sans lequel aucun repas n’était concevable, Auvergne oblige. En route pour Saint-Privat, de préférence Pleaux, déjà cantalien, où il aimait faire escale pour avaler un café en parcourant la presse. La photo de couverture de son roman posthume, Le Patio bleu[10], table de bistrot, tasse de café, presse locale pincée par un porte-journal, évoque ces moments que nous avons quelques fois partagés. Les restes de pain feraient le bonheur de Cadichon, et celui des enfants trop heureux de se faire un ami de l’âne patelin qui les attend au bout d’un champ proche de la maison.
La marche, généralement après le dîner, était incontournable à Lalo. Moins une promenade qu’une ascèse. Un rite et une annonciation : « Chaque nuit je vais marcher sur un chemin qui longe le cimetière, où s’empilent les restes de mes ancêtres. Bientôt je les y rejoindrai, c’est comme si j’y étais déjà [11]. » C’était aussi une nécessité vitale. Après des heures à écrire, il fallait compenser l’immobilité, libérer l’énergie. Denis marchait vite, tout comme il faisait tout vite, pressé par l’urgence de vivre. Exigence du corps et besoin d’exulter. Aller de l’avant, marcher : « La vie comme une chevauchée impromptue sur une route dont les horizons se dévoilent à mesure [12]. »
On s’équipe à la hâte, décrochant un vêtement chaud dans le couloir, pas forcément le sien, avant de plonger dans la nuit. Aux confins méridionaux du Limousin, le plateau de Xaintrie, d’une altitude moyenne de 500 mètres, ne connaît pas les douceurs du bassin de Brive, annonçant le midi, mais est préservé des froids mordants du Cantal. C’est une terre du milieu, invitant à la tempérance, et, sur le plan politique, à ce radical-socialisme qu’incarna Henri Queuille, fils de Neuville, dont le célèbre aphorisme, « il n’est pas de problème dont une absence de solution finisse par venir à bout » aurait inspiré, dit-on avec quelque malice, plus d’un homme politique, parmi lesquels Chirac et Hollande, deux Présidents « corréziens » dont Denis Tillinac dressa un portrait croisé savoureux[13]. Neuville, Sarran et son musée Jacques Chirac, au passage le château de Ventadour, étendard de l’amour courtois des troubadours : une visite guidée par Denis offrait des clés ciselées pour entrer dans l’intimité de son œuvre d’essayiste et d’écrivain.
La marche empruntait, immuablement, presque nécessairement, l’unique route tracée entre la maison et Auriac, une paire de kilomètres. Denis la connaissait si bien qu’il pouvait affronter la nuit sans crainte du noir le plus épais, du brouillard le plus fantasmagorique. Le marcheur fait corps avec le chemin qui le prolonge, comme dans une chorégraphie millimétrée, tant de fois répétée. La respiration des vaches, au pré la plus grande partie de l’année, leur odeur, jusqu’à la chaleur qu’elles dégagent, émettent des signaux rassurants, tel un GPS vivant. Le parcours s’arrête tantôt à la Croix, dressée à l’embranchement d’une route qui conduit vers les gorges de la Dordogne, tantôt pousse jusqu’à Auriac dont l’église sera contournée avant de rebrousser chemin.
L’incipit de Caractériel dit, on ne peut mieux, le lien entre fiction littéraire et vécu remémoré : « Tantôt je commençais par la maison, tantôt par l’église. Le crayon profilait le village en s’attardant sur le clocher d’où s’égrenaient les heures en sonorités cristallines, dans les nuits de Térilhac[14]. » Passé recomposé et présent se brouillent en un pèlerinage réitérant sans fin les rêveries de l’enfant quand le dessin du village rendait l’ennui scolaire un peu plus supportable. Combien de milliers de fois aurait-il, adulte, et jusqu’à ses derniers jours, foulé le même chemin, seul ou en compagnie de Monique, de quelque enfant en vacance ou d’amis de passage dans une maison généreusement ouverte. Les propos échangés au balancement de la marche, érigeaient ce parcours en allée corrézienne des jardins d’Académos.
Nous avons souvent parlé de l’Afrique sur ces chemins nocturnes. Le sujet intéressait Denis, toujours avide d’apprendre, de « comprendre les rouages ». « L’Afrique, c’est un rébus indéchiffrable pour un Occidental. Je voulais comprendre[15]. » Jacques Chirac lui avait confié une mission dans le cadre de la francophonie. Elle lui fit apprécier ce continent qui l’intriguait et envers lequel il éprouva un attachement non feint.
Auriac est la deuxième entrée du Dictionnaire amoureux de la France, Artagnan (d’) bénéficiant du premier rang par préséance orthographique. Tout est là, l’histoire et la géographie transcendées par l’imaginaire du « dernier mousquetaire »[16] : « J’aime enchâsser l’or et le sang de l’histoire dans la chair de sa géographie[17]. » Ombilic de sa construction du monde, Auriac noue le ciel et la terre, entre ancrage territorial et évasions intemporelles. La dédicace du dictionnaire décline son espérance dans la transmission : « Pour Louis, Jules et les autres ». Les deux premiers petits-enfants seront suivis par sept autres, Victoire, Anaïs, Léonard, Hector, Auguste, Paul et Zacharie. Une famille dont il souhaitait que l’amour de la France continuât de couler dans les veines des rejetons. Qu’être Français soit pour eux « toujours un bonheur ».
Avec Noël, le baptême était un autre temps fort. L’église d’Auriac retrouvait ses couleurs. La même robe blanche, taillée par Monique dans l’aube qu’un de ses oncles avait portée lors de sa première messe, a enveloppé chacun des tout-petits sur les fonts baptismaux, comme un symbole de pérennité dans l’union. Il arriva que le café situé comme il se doit face au porche de l’église, interfère, porté par un autre agenda, avec la célébration religieuse en diffusant plein pot des chansons décalées de l’esprit du baptême. Les « petites femmes de Paris » couvrirent un temps les propos du prêtre qui fit preuve de patience et d’humour entre eau bénite et saint chrême. Le café est aujourd’hui fermé. Don Camillo et Peppone se sont probablement réconciliés dans la déploration d’un monde englouti sous la vague d’une modernité privée d’âme. « L’instituteur et le curé de village ont périclité ensemble. Comme les villages d’ailleurs[18]. »
Le baptême rassemblait beaucoup de monde. Il agrégeait en été une famille aux contours de plus en plus extensibles, jonglant désormais avec les continents, réunie pour partager une émotion particulière irradiant une joie commune aux croyants et aux non-croyants. Le repas de baptême se tenait au « Relais des pêcheurs », près du Pont du Chambon qui enjambe un lac formé par le barrage hydroélectrique de Chastang sur la Dordogne, jusqu’au jour où l’hôtel-restaurant a fermé, frappé par le même destin que le café et l’église d’Auriac. Denis déplorait ce délitement d’un monde qui ne s’anime plus qu’au moment des vacances quand s’ouvrent les volets des résidences secondaires, substitut temporaire de l’habitat d’antan qui solidarisait durablement une société et son terroir. On comprend pourquoi Denis Tillinac ait tenu à rééditer le « Tableau géographique de la France » de Vidal de La Blache[19]. L’évolution inéluctable de la société française, les menaces pesant sur sa culture minée par une américanisation délétère, laminée par le rouleau compresseur de la mondialisation, finit par instiller une dose de pessimisme dans l’œuvre de cet amoureux de la vie, ce passionné de la France, qui voulait croire qu’elle est « de loin ce que l’histoire-géo a tramé de mieux sur les cinq continents. De plus beau, de plus noble et de plus savoureux »[20], mais la trouvait bien abîmée.
L’obsession du temps qui fuit a déteint sur ses livres. Sa vie fut une course têtue contre la montre, contre la mort. Poète au plus vif de sa chair, sachant les Parques à l’aguet, il sublima en mots une mélancolie venue du fond de l’âme, anticipant son éloignement d’un monde qui n’était plus le sien, et qu’il s’apprêta à quitter en usant des plaisirs de la vie jusqu’à en rompre la corde. « J’ordonne mes obsèques par anticipation avec l’impression grisante de prendre le temps de vitesse[21]. » Il navigua à vue entre l’immarcescible granit de la maison de Lalo, et la fragilité du coquelicot quand le souffle du vent l’habille d’une grâce furtive, avec le fol espoir d’exorciser l’angoisse montant du tréfonds de l’être confronté au néant. Denis a vécu le présent en transfigurant le passé, comme pour s’absoudre de la douleur intime de n’avoir pu être dans le même instant chrysalide et papillon. La passion de l’écoulement du temps n’aura cessé de le tarauder, inscrivant son œuvre romanesque dans une veine romantique revisitée. Le Clos Vougeot en son festival Livres en vignes fut son ultime étape, ode inachevée à la littérature et aux nourritures terrestres.
Roland Pourtier est Professeur émérite des Universités, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer.
Illustration : Marc Chagall
[1](*) L’écrivain et essayiste Denis Tillinac, né le 26 mai 1947, est décédé le 26 septembre 2020.
. Dictionnaire amoureux de la France, Plon, 2008.
[2]. Caractériel, Albin Michel, 2018.
[3]. Dictionnaire amoureux de la France, op. cit., p. 30
[4]. Spleen en Corrèze, La Table Ronde, 1979.
[5]. Rue Corneille, La Table Ronde, 2009.
[6]. Dictionnaire amoureux du Général, Plon, 2020.
[7]. Dictionnaire amoureux du Catholicisme, Plon, 2011.
[8]. Du bonheur d’être réac : Apologie de la liberté, Équateurs, 2014.
[9]. Les Masques de l’éphémère, La Table Ronde, 1999, p. 14.
[10]. Le Patio bleu, Les Presses de la Cité, 2020.
[11]. Dictionnaire amoureux du Catholicisme, op. cit., p. 25.
[12]. L’Âme française, Albin Michel, 2016, p. 58.
[13]. Chirac, Hollande, une histoire corrézienne, Plon, 2014.
[14]. Caractériel, op. cit., p. 11.
[15]. En désespoir de causes, Folio Gallimard, p. 205.
[16]. Guillaume Roquette, Denis Tillinac. Le dernier mousquetaire, Le Figaro Magazine, 2 octobre 2020.
[17]. Dictionnaire amoureux de la France, op. cit., p. 9.
[18]. Dictionnaire amoureux du Catholicisme, op. cit., p. 181.
[19]. Vidal de La Blache, 1994, Tableau géographique de la France, La Table Ronde. Réédition de l’ouvrage paru en 1903.
[20]. Dictionnaire amoureux de la France, op. cit., p. 11.
[21]. Les masques de l’éphémère, op. cit., p. 15.
Professeur émérite des Universités, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer
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