Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

La Commission européenne est-elle vraiment incorrigible ?

La question posée s’applique notamment au domaine de l’énergie où la Commission intervient de plus en plus alors que ce domaine ne relève pas de sa compétence selon les traités en vigueur. Et l’Allemagne la tire dans une direction opposée à celle préconisée récemment par la France.

En effet les problèmes des changements climatiques ont amené la direction générale de l’énergie de la Commission à prendre des positions et à vouloir imposer à tous les pays membres des solutions analogues à l’Energiewende et à la sortie du nucléaire appliquées en Allemagne. De plus après les évènements en Ukraine, les relations contraintes avec la Russie la conduisent à vouloir intervenir sur le marché du gaz. La direction générale de la concurrence quant à elle intervient depuis longtemps sur l’organisation du marché de l’électricité en réussissant l’exploit de faire monter les prix dans plusieurs pays pourtant plus efficaces en production et distribution.

Or à l’occasion de la présidence française du Conseil de l’UE au premier semestre de 2022 j’ai participé à une délégation reçue à la Commission de Bruxelles en mars dernier, trois semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. J’ai observé alors que le discours avait changé et que les différentes directions de la Commission parlaient enfin de souveraineté et de sécurité d’approvisionnement pour des domaines comme la défense, l’énergie, les productions agricoles et industrielles, bref des approches réalistes. Ce changement suivait le discours « renversant » que le chancelier Scholz avait prononcé dès le 27 février à Berlin en bouleversant, sans aucune consultation de ses partenaires, le pacte de gouvernement allemand signé en décembre 2021. Dans tous les partis allemands l’Energiewende (explicitée dans l’annexe ci-dessous) était alors stigmatisée comme la grande erreur politique de la chancelière Merkel. Cette remise en cause de la politique allemande ne pouvait qu’encourager la Commission à revoir certaines de ses positions fondamentales.

Mais six mois plus tard je dois constater que la Commission est retombée dans ses travers antérieurs, apparemment sous la forte influence de l’Allemagne. Ce nouveau revirement est particulièrement vrai dans le domaine de l’énergie. Ainsi en mars le Green Deal devait être complètement révisé, voire abandonné car irréaliste face à la situation mondiale. Et maintenant la Commission demande à nouveau qu’il soit appliqué, bien appuyée par l’Allemagne qui veut l’imposer à tous les Etats membres, sachant qu’elle ne l’appliquera pas pour elle-même !

Par exemple tous les experts, y compris en Allemagne, constatent maintenant que l’objectif de 100 % d’électricité par des moyens renouvelables ne peut pas être atteint pour des raisons physiques. En effet l’expérience de l’Energiewende montre que le réseau électrique ne peut guère supporter plus de 40 % de production d’énergies intermittentes pour être pilotable de façon continue. Il faut donc des productions de base pouvant intervenir à tout moment, soit des centrales au charbon ou au gaz ou nucléaires.

Précisément pour la relance des centrales nucléaires, compte tenu de la dépendance au gaz russe, la majorité des pays de l’UE y est devenue favorable, mais ils se heurtent à l’interdiction de l’Allemagne et de la Commission qui emploient tous les moyens pour cela. J’en ai pris conscience en suivant en octobre un séminaire tenu à Bruxelles sur le renouveau du nucléaire dans l’UE. La plupart des pays de l’UE étaient représentés. Il y a eu des attaques violentes contre l’Allemagne et la Commission qui semble aux ordres de l’Allemagne, sur les erreurs passées et actuelles : trop de subventions et d’avantages donnés au solaire et aux éoliennes, dépendance au gaz russe jouée à fond par l’Allemagne, Energiewende qui agit essentiellement sur l’électricité qui ne représente pourtant que 20 à 25 % des besoins en énergie primaire, augmentation des rejets de CO2 en Allemagne, blocage des financements pour la construction de nouvelles centrales nucléaires, etc. La Tchéquie, la Pologne et la Hongrie ont été particulièrement virulentes contre l’Allemagne. La Pologne cherche depuis 4 ans à boucler le financement de son programme nucléaire mais se heurte à l’opposition de l’Allemagne soutenue par l’Autriche et le Luxembourg ; et la Hongrie en est au même point. Il me parait impensable que la Pologne et la Hongrie soient ainsi poussées à acheter des centrales américaines ou russes parce que le financement serait fourni.par ces pays, alors que l’UE refuse de financer ces investissements.

En passant le représentant Finlandais nous a informés que l’EPR d’Olkiluto tournait très bien depuis mars dernier quand il a été raccordé au réseau, et qu’ils avaient une solution d’enfouissement des déchets nucléaires acceptée par tous. Depuis l’invasion de l’Ukraine, plus de 90 % des Finlandais sont favorables aux centrales nucléaires. On retrouve le même résultat en Pologne, pour la même raison.

Dans ce même séminaire la direction générale de la concurrence en a pris pour son grade aussi, car elle viole les règles de la concurrence équitable, par exemple en autorisant autant de subventions pour les ENR et en leur donnant une telle priorité, ou en obligeant EDF à subventionner (par le mécanisme ARENH) ses concurrents en France qui ne pourraient pas exister sans cela car ils sont tous plus chers. Le représentant de la Commission a soutenu mordicus que tout cela était correct et dans les règles de l’UE ! Il semble y avoir une logique particulière à Bruxelles sur ces points.

Je constate aussi que la France est le seul pays de l’UE où il y a une opposition quasi hystérique au CO2 et aux énergies fossiles qui sont pourtant encore en abondance dans le monde. Ce faisant la France entrave sa réindustrialisation et se pénalise par rapport aux autres pays occidentaux, qui se gardent bien de développer massivement des énergies plus chères. A fortiori les pays en développement comptent sur les énergies fossiles pour leurs besoins de développement et pour améliorer le niveau de vie de leurs populations.

 

Que faire pour revenir à plus de rationalité au plan européen ? De fait la France devrait s’associer à la révolte des pays membres contre les mauvaises solutions imposées par l’Allemagne et la Commission, maintenant que l’on est enfin conscient des graves erreurs de l’Energiewende de la chancelière Merkel. Les objectifs sont d’abord de réformer le marché de l’électricité en arrêtant les subventions qui faussent la concurrence (comme le mécanisme ARENH qui pénalise lourdement EDF) et en mettant en place des règles de fixation des prix qui correspondent aux développements à moyen terme, quitte même à avoir des prix non uniformes entre les différents pays. Il faut aussi faciliter le financement des investissements à long terme nécessités par les différentes formes de production d’énergie, et en tenir compte dans le pacte de croissance de l’UE. Il faut relancer une filière industrielle nucléaire avec les Etats qui le souhaitent, et revitaliser Euratom en ce sens. Il faut permettre que se constituent des coopérations entre les Etats et les industriels concernés dans les différents domaines de l’énergie. Il faut profondément réviser le Green Deal, voire le remplacer complètement par un plan d’orientations réalistes pour les différentes productions d’énergie, en insistant sur les économies de consommation possibles et l’efficacité énergétique, bref mettre au point une transition énergétique rationnelle, efficace et économique.

Avec une telle politique réaliste la Commission pourrait enfin jouer un rôle utile dans la transition énergétique et dans les luttes contre les diverses pollutions engendrées par les activités humaines.

 

Pour finir sur une note française, il ne faudra pas oublier de modifier la loi de programmation de l’électricité votée en 2019, qui prévoit de réduire drastiquement la production nucléaire, afin de pouvoir effectivement relancer la construction de nouvelles centrales. Et pour une vraie transition écologique et environnementale il faudra dépasser cette focalisation sur l’électricité pour aborder tous les domaines de l’énergie et l’ensemble des activités réellement polluantes.

 

Annexe sur l’Energiewende en Allemagne

Rappelons qu’une stratégie a été mise en œuvre dès les années 2005 en Allemagne, après la décision du gouvernement Schröder de fermer les centrales nucléaires. Elle a pris le nom d’Energiewende en 2011 et devait couvrir tous les domaines de l’énergie. De fait les résultats les plus importants ont été concrétisés pour l’électricité qui ne représente pourtant qu’un peu plus de 20 % de la consommation totale d’énergie primaire dans le pays. L’objectif était de fermer progressivement les centrales nucléaires en remplaçant leur production par celles des énergies renouvelables (ENR), principalement le solaire et l’éolien. Or en même temps il fallait assurer l’électricité continue de base face à ces productions intermittentes, en multipliant les centrales thermiques au charbon et au lignite, ressources locales. Mais les exploitations de lignite, déjà anciennes en Allemagnes de l’est, et développées aussi à ciel ouvert en Rhénanie, sont particulièrement polluantes et dévorent de grandes surfaces nécessitant des déplacements de population par villages entiers.

Pour réduire ces inconvénients, l’Allemagne s’est tournée de plus en plus vers des centrales à gaz, en important de plus en plus de gaz russe, grâce notamment à des gazoducs à travers la Baltique (Northstream 1 et 2) dédiés à l’Allemagne et qui ne desservaient même pas au passage les autres pays riverains comme la Pologne. Les présidents américains Trump et Biden ont d’ailleurs essayé de bloquer à plusieurs reprises la construction de Northstream 2 pour favoriser l’exportation de charbon de Pennsylvanie et de gaz de schiste américain vers l’Allemagne.

Les productions d’électricité à base d’éolien et de solaire ont été fortement développées avec des subventions considérables payées de fait par les petits consommateurs qui ont vu le prix de leur électricité doubler. La priorité donnée à ces ENR nécessite de construire des réseaux à très haute tension à travers le pays pour acheminer les excédents locaux temporaires ou répondre aux besoins de fourniture en cas d’absence de vent et/ou de soleil. Plus de 7000 km de lignes THT devaient être construits, mais moins de 2000 km ont été réalisés à ce stade, ce qui fait que l’Allemagne reporte l’équilibre de son réseau électrique sur les pays voisins, au point que la Pologne et la Tchéquie ont mis des barrières à l’interconnexion des réseaux à leurs frontières avec l’Allemagne pour éviter des désordres dans leurs propres réseaux.

L’Energiewende avait une portée plus large : l’efficacité énergétique, assez faible en Allemagne, devait être fortement améliorée, mais depuis 2015 la consommation d’énergie primaire augmente dans le pays malgré le plan 2016-2020 du ministre Siegmar Gabriel. Dans les transports qui représentent plus de 30 % de la consommation d’énergie primaire, le bilan en CO2 ne s’améliore pas, malgré le plan véhicules électriques lancé en 2011 (il prévoyait un million de véhicules électriques en 2020), au point que la chancelière Merkel a pu dire au cours de son dernier mandat que le moteur le plus écologique était le diesel dans ses versions récentes.

 

Finalement, en dehors des actions sur l’électricité, l’Energiewende n’a pas abouti à de grandes améliorations sur l’environnement, ni sur les rejets de CO2 qui au mieux stagnent. Le CO2 n’est d’ailleurs pas considéré comme un polluant en Allemagne, au contraire des rejets de composés de soufre et d’azote des moteurs et des centrales thermiques. Cependant dans le seul domaine de l’électricité les subventions aux ENR coûteront plus de 25 milliards d’euros par an pendant encore une vingtaine d’années, à quoi s’ajoutent les milliards pour construire et entretenir les milliers de km de réseaux à très haute tension nécessaires. Et il faudra vraiment promouvoir l’efficacité énergétique pour réduire les consommations, optimiser les différentes formes de transport, et trouver des solutions pour inciter les Allemands à une meilleure isolation de leurs bâtiments.

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Consultant en énergies, ancien directeur général d’EDF International

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