Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

La production d’électricité dans la transition économique

La décarbonation profonde de nos sociétés imposée par le réchauffement climatique va restreindre la production électrique à quelques types d’installations, principalement celles faisant appels à des énergies renouvelables, eau, air et soleil, et à l’énergie nucléaire. Les énergies fossiles, qui représentent encore aujourd’hui plus de 60% de la production électrique mondiale, seront fortement réduites et devront, en toute logique, être bannies des nouveaux investissements.

Cette mutation doit être menée dans une échelle de temps brève au regard des cycles habituels de l’industrie électrique, quelques dizaines d’années. Elle concentrera donc des investissements massifs, non seulement en moyen de production, mais aussi en infrastructures associées (réseau, moyens de stockage). Cela représentera l’équivalent de plusieurs points de PIB à mettre chaque année dans ce secteur et la transition énergétique sera, de facto, une transition économique.

Il est de bon ton de dire qu’étant donné l’ampleur du besoin, il n’y a pas de conflit entre les différentes sources d’énergie, notamment entre les intermittentes et le nucléaire. En pratique, les contraintes sur la ressource financière imposeront une compétition âpre. Certes, toutes auront leur part, la géographie locale favorisant telle ou telle solution, mais la base du choix, qu’il soit pris par les Etats ou par les investisseurs, dans un souci d’optimiser cette ressource financière, devra être essentiellement économique, en intégrant pour chaque filière considérée l’ensemble de ses externalités, humaines et environnementales.

L’énergie nucléaire a fait face dans le passé à une très forte concurrence des énergies fossiles qui ont bridé, sinon bloqué son développement. Maintenant qu’elle se trouve face aux énergies renouvelables, quelles sont ses chances ?

L’étape de base, dans la réalisation et l’exploitation de toute machine de production électrique, concerne l’acquisition des matières premières. Il va falloir extraire de la croute terrestre, pendant les prochaines décennies, suffisamment de matériaux pour construire de nouveaux moyens de production afin d’éliminer une grande partie de ceux utilisant les énergies fossiles, ainsi que ceux devenus obsolètes, et d’accompagner la croissance de la demande liée à un usage beaucoup plus étendu de l’électricité, à la démographie et au développement économique.

La XXIème siècle sera celui des activités minières, à un niveau jamais connu pendant l’ère industrielle, avec une compétition âpre, déjà largement entamée, entre les pays pour l’accès à ces ressources.

Le choc environnemental sera considérable, amplifié par le fait que les moyens de production électriques envisageables font appels à des minerais rares, très dilués dans le sol, nécessitant des traitements mécaniques et chimiques pour leur purification et de grandes quantités d’eau. L’impact humain n’est pas non plus à négliger, car ces mines sont souvent implantées dans des pays en voie de développement, où l’encadrement légal est souvent insuffisant pour protéger la santé des personnes y travaillant.

Cette demande en matériaux est évidemment corrélée à la densité énergétique du moyen de production considéré, avantageant le nucléaire par rapport au solaire ou à l’éolien, très dilués.

De nombreuses études ([1], [2] ou 3) explicitent l’ampleur du défi apporté par la transition énergétique sur les ressources minérales. Ils proposent des quantifications de cet effet, avec des ordres de grandeur cohérents (les différences entre les publications portent principalement sur la référence des réalisations concrètes retenues pour déterminer les quantitatifs).

US DOE[3] (t / TWh)

Nucléaire

Hydraulique

Eolien

Solaire PV

Béton – ciment

760

14 000

8 000

4 050

Acier – fer

165

67

1 920

7 900

Cuivre

3

1

23

850

Aluminium

0

0

35

680

Verre

0

0

92

2 700

Silice

0

0

0

57

Total

928

14 068

10 070

16 237

Quantitatifs de matières nécessaires pour produire 1 TWh.

Il faut noter que ce tableau, pour l’éolien et le solaire, se limite à la production électrique et ne comptabilisent pas les systèmes additionnels rendus nécessaires par l’intermittence de leur production. De plus, il couvre uniquement les minerais les plus abondants. Parmi les plus rares ou les plus dilués, il faut citer :

  • L’uranium, bien sûr, le combustible de l’énergie nucléaire.
  • Le néodyme et le dysprosium, terres rares utilisées dans les aimants permanents des éoliennes.

L’étude menée par l’IEA2 (International Energy Agency), conclut que, parmi cet ensemble de matériaux, seuls le cuivre, la silice et les terres rares sont appelés à devenir des matériaux critiques pendant la transition énergétique.

L’énergie nucléaire fait un usage beaucoup plus parcimonieux des matières premières que les autres sources d’énergie non carbonées ; il n’est pas attendu de tensions particulières pendant les prochaines décennies sur les ressources minérales qui lui seront le plus nécessaires.

Cependant, ces matières premières ne représentent qu’une partie réduite du coût d’usage de la production électrique, le poste majeur étant, bien sûr, la valeur ajoutée humaine couvrant les activités manufacturières et de service qui y sont associées :

  • Développement de la conception de l’installation et R&D associée.
  • Fabrication et transport des composants.
  • Préparation du site, construction, montage, connexion au réseau et essais.
  • Opération et maintenance.
  • Démantèlement.

La compétition entre le nucléaire et les renouvelables n’aura lieu que si les différentes options possibles ont des coûts d’usage à peu près similaires, ce qui devrait être la situation générale, sauf dans les régions où les conditions climatiques sont particulièrement favorables ou défavorables au solaire et à l’éolien. On voit donc qu’étant donné la plus faible part accordée dans le nucléaire aux matériaux, d’un facteur 10 à 20, il apporte une valeur ajoutée (VA) humaine significativement plus importante.

Si on se limite aux deux postes principaux de coûts dans la production électrique, la construction d’une installation et son exploitation, on constate une très grande diversité dans la valeur apportée par chaque salarié[4]. Par exemple, une personne travaillant sur le génie civil sur un chantier de construction peut n’apporter que quelques dizaines de milliers d’euros par an, alors qu’un spécialiste du contrôle commande sécuritaire, bénéficiant d’un salaire élevé et entouré d’un environnement matériel et logiciel de haute technologie, a une valeur ajoutée qui dépasse les 500 k€ par an.

Pour les chantiers de réalisation, on peut considérer que les valeurs ajoutées apportée par les salariés du nucléaire et des renouvelables sont similaires pour le génie civil, le montage, l’ingénierie de construction et la fabrication des composants qui relèvent de standards industriels normaux. Cependant, la valeur ajoutée par employé s’envole dans le nucléaire pour la fabrication de tous les composants classés « sûreté » qui nécessitent des compétences très spécialisées, un processus tracé et rigoureux, des formations régulières et un environnement de machines–outils complexes (composants nucléaires mécaniques et électriques, combustible et le contrôle-commande déjà cité). Or cela porte sur environ la moitié du coût de construction d’une centrale.

La situation est similaire pour la maintenance de l’installation, où les règles de sûreté appliquées dans le nucléaire conduisent à une plus haute valeur ajoutée par employé que dans le solaire et l’éolien. A cela, il faut ajouter la présence sur site d’une équipe importante de d’exploitation par réacteur et l’ensemble des activités du cycle combustible.

La valeur ajoutée ainsi produite se retrouve directement dans les PIB des pays impliqués dans la réalisation et dans l’exploitation des installations, notamment dans celui de l’opérateur et dans ceux des fournisseurs. Il est donc intéressant, à investissement donné, d’évaluer les bénéfices socio-économiques comparés du nucléaire, de l’éolien et du solaire. Les principaux paramètres de cette comparaison sont :

  • Le niveau des salaires, toujours plus élevé pour les emplois à forte valeur ajoutée qui requièrent la maitrise d’un environnement complexe. Oxford Economics[5] a mené une étude comparative des salaires américains du nucléaire, du solaire et de l’éolien ; il quantifie l’écart de salaire moyen à environ +30%, en faveur du nucléaire.
  • Le nombre de salarié, sur lequel une comparaison a été menée par WNA[6], et qui estime que pour produire 1 TWh, le nucléaire emploie environ 461 homme-ans et l’éolien 346, soit 25% de moins.
  • La durée de vie des installations, d’une vingtaine d’années pour le solaire et l’éolien, alors que pour le nucléaire, elle est plus du double.

A partir d’un large ensemble de données, qui va largement au-delà des quelques références présentées ci-dessus, le Front Monétaire International a évalué le retour dans le PIB d’un même investissement dans les énergies fossiles, le solaire, l’éolien et le nucléaire[7]. Il a obtenu les facteurs multiplicatifs suivants :

  • Entre 0.5 et 0.6 pour le charbon et le gaz, où la plus grande part de la valeur n’est pas humaine, mais sur le combustible brut.
  • Entre 1.1 et 1.5 pour l’éolien et le solaire qui consomment beaucoup de matières premières, mais qui apportent des emplois industriels et des services.
  • Plus de 4 pour le nucléaire qui fournit de nombreux emplois bien rémunérés dans la durée.

Cela signifie que, si un pays a une industrie complète dans chacune des filières industrielles, son investissement sera multiplié par le facteur indiqué, en retour et dans la durée, dans le PIB.

Pour la France, par exemple, qui bénéficie d’une industrie nucléaire complète, un investissement d’environ 50 milliards d’euros dans 6 EPR2 devrait se traduire, dans le temps et au total, par un apport de 200 milliards au PIB du pays.

Cependant, pour l’éolien et le solaire dont la majeure partie des composants est importée d’Allemagne et de Chine, le bénéfice sera moindre que l’effet multiplicatif annoncé précédemment, probablement inférieur à 1.

Cet avantage considérable de l’énergie nucléaire, qui apporte un retour dans le PIB 4 fois supérieur à l’investissement initial, des emplois nombreux à haute valeur ajoutée, est la raison pour laquelle de nombreux pays cherchent aujourd’hui à la développer et acquérir de nouveaux réacteurs ; c’est aussi la raison pour laquelle, lorsqu’ils négocient les contrats de commande, ils cherchent à maximiser la part laissée à l’industrie locale.

Mais cela explique aussi pourquoi les idéologues antinucléaires cherchent à empêcher ou compliquer toute réalisation dans l’Union Européenne au-travers de décrets politiques, car ils savent que, dans la compétition qui s’annonce entre les différentes sources d’énergie non-carbonée, le nucléaire a un avantage considérable.

L’industrie nucléaire, si elle arrive à maitriser les coûts et les délais de ses projets, sa grande faiblesse, peut retrouver la compétitivité qu’elle avait connue au début de son développement, gagner des parts importantes de l’immense marché qui s’ouvre et retrouver la dynamique qui lui manque cruellement, en Europe, dans cette nouvelle période où toutes les cartes seront rebattues.

 

[1] « Materials use in clean energy future” Bright New World – June 2021

[2] “The role of critical materials in clean energy transition” IEA – May 2021

[3] « An assessment of energy technologies and research opportunities” US DOE – Sept. 2015

[4] “World Energy Resources | 2016” World Energy Council

[5] « Nuclear pays: assessing the trends in electric power generation employment and wages » Oxford Economics  – 2019

[6] « Employment in the Nuclear and Wind Electricity Generating Sectors” World Nuclear Association – 2020

[7] « Building back better: how big are green spending multipliers?” International Monetary Fund – 2021

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Ancien président de NucAdvisor

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