Le Pont

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Les petits réacteurs nucléaires ou SMR

Une mode et une nécessité

« Des machines toujours plus grosses, entraînant des concentrations de pouvoir économique toujours plus grandes, et violentant toujours davantage l’environnement, ne représentent nullement le progrès ». C’est par ces mots que E.F. Schumacher s’attaquait à la course au gigantisme industriel, prônant un retour vers une meilleure intégration humaine dans la technologie et une économie durable, dans un livre publié en 1973 : « Small is beautiful : a study of economics as if people mattered ». L’énergie nucléaire était un des principaux exemples sur lequel s’appuyait son approche, et effectivement, dans la décennie ayant précédé la publication, la puissance des réacteurs mis en chantier était passée d’une centaine de mégawatts électriques à un millier.

Depuis, l’évolution vers les grandes tailles a continué, et les plus puissants réacteurs en service au monde, les deux EPR de Taishan, font chacun 1750 MWe. Pourtant, les propos de E.F. Schumacher ont été entendus, aux Etats-Unis, après l’accident de Three Miles Islands, et le concept des « Small Modular Reactors » (SMR) fut théorisé en 1984 dans une publication de J.R. Egan : « Small reactors and the second nuclear era ». Elle définit toutes les bases d’une approche largement vantée aujourd’hui : petite taille, préfabrication en usine, construction en série, immobilisation de capitaux limitée et de durée réduite. Le message fut reçu par les pouvoirs publics américains, qui, à partir de 1985, déversèrent des milliards de dollars pour faire émerger les ruptures technologiques permises par la petite taille et relancer ainsi de nouvelles constructions de réacteurs nucléaires.

Depuis cette date, des centaines de projets de petits réacteurs furent lancés à travers le monde, avec un soutien financier important dans quelques pays, les Etats-Unis en première ligne. Cependant, à ce jour, il n’y a eu aucun déploiement industriel, car la plupart des projets s’est heurtée à diverses barrières qui les ont retardés ou arrêtés :

  • D’abord la barrière économique, car les projets les plus aboutis ne se montrèrent pas compétitif contre les autres moyens de production d’électricité, charbon, gaz ou réacteurs nucléaires de grande taille.
  • Ensuite le déploiement d’une infrastructure industrielle robuste permettant les gains de productivité attendus.
  • Puis la réglementation nucléaire qui ne facilite pas les ruptures technologiques et l’innovation.
  • Enfin, sur la longue durée d’un projet nucléaire, l’accès à des ressources financières, immobilisées sur de très grandes périodes, avant même la réalisation du premier prototype.

Une trentaine d’années, des investissements importants, des ressources humaines compétentes et expérimentées n’ont donc pas suffit pour faire émerger un modèle de SMR (acronyme de « Small Modular Reactors »), tant vantés aujourd’hui. Il faut dire que le contexte de cette période était largement défavorable au nucléaire, avec des prix bas du charbon et du gaz, et les accidents de Tchernobyl puis de Fukushima.

Mais, aujourd’hui, la donne a complétement changé et le réchauffement climatique rebat les cartes d’un secteur énergétique qui dépend essentiellement des énergies fossiles. Quand on doit éliminer le pétrole, le gaz et le charbon, le nombre de ressources envisageables est très limité, et le nucléaire électrogène est devenu, à court, moyen et long terme, un élément incontournable du paysage énergétique mondial. En quoi ce nouveau contexte peut-il favoriser les SMR ? Si on regarde les points bloquants listés plus hauts, on voit que certains peuvent être maintenant levés et d’autres contournés, ouvrant la route à leur développement.

La barrière économique.

Le gaz et le charbon, largement dominant dans la production électrique mondiale, sont de facto éliminés des engagements « zéro-carbone » pris par les pays, ou voient leur compétitivité sérieusement érodée par un prix du carbone qui s’envole. Les énergies renouvelables, comme le solaire et l’éolien, sont déjà, et seront de plus en plus, handicapées par le coût de l’intermittence, croissant avec leur poids dans les mix électriques. L’ensemble des énergies renouvelables, qui inclut l’hydraulique, seules solutions décarbonées avec le nucléaire, est très dépendant des conditions locales et ne peut être considéré comme la réponse générique au défit climatique.

On entre donc dans une période d’énergie et d’électricité chères, où le choix des moyens de production se fera avant tout à partir des possibilités locales, la compétitivité économique passant au deuxième rang. Dans un tel contexte, le nucléaire qui n’a besoin que d’une source froide pour évacuer sa chaleur fatale, présente un avantage de flexibilité.

Les petits réacteurs nucléaires resteront, certes, structurellement plus chers que les grands, pour une raison très simple : pour produire la même quantité d’électricité, ils nécessitent plus de matières, plus d’usinages, plus de soudages, plus de montages. De plus, en Europe comme dans toutes les régions à forte densité de population, il est difficile d’imaginer la multiplication des sites nucléaires, et donc le marché des SMR y sera forcément limité. Cependant, pour l’alimentation des zones enclavées et pour les pays n’ayant pas un réseau suffisamment robuste pour accepter de fortes puissances, ils seront incontournables, à condition d’atteindre des performances économiques acceptables. L’effet de taille, extrêmement sensible dans le nucléaire, a, jusqu’à aujourd’hui, poussé les réacteurs vers les fortes puissances, afin de rester compétitifs tout en faisant face à des contraintes de sûreté de plus en plus sévères. Les promoteurs des SMR considèrent deux voies pour inverser cette tendance et maitriser les coûts : mettre en place une industrialisation poussée et apporter des solutions de rupture dans le domaine de la sûreté.

La modularité, la standardisation et les effets de série.

Les durées de construction des réacteurs, qui présentent une grande variabilité selon les aléas des chantiers, n’ont cependant cessé de croitre, avec des valeurs moyennes passant d’une soixantaine de mois il y a 50 ans au double aujourd’hui, conséquence de l’augmentation de la taille des réacteurs et du renforcement de la défense en profondeur pour en améliorer la sûreté.

Des contraintes de propreté imposent la séparation nette de la phase de génie civil et de celle de montage des équipements sur site, limitant ainsi la capacité d’optimisation de la réalisation d’un objet de plus en plus gros et de plus en plus complexe.

La petite taille brise cette dérive, qui fut manifestement mal maitrisée par l’industrie, et permet de revenir à des durées de construction courtes, de quelques années, allégeant ainsi les intérêts intercalaires et raccourcissant l’immobilisation de capital, spécifiquement important dans le nucléaire.

La petite taille permet le prémontage en usine de modules transportés puis assemblés sur site, et limite ainsi le nombre d’opérations à y réaliser.

Enfin, et surtout, elle permet de bénéficier d’effet de série qui, avec une forte automatisation des opérations de fabrication et de montage, peut apporter des réductions significatives de coûts. Cependant, ce gain impose, au-delà de l’intégration de la dimension industrielle dans la conception, des investissements industriels dans des usines dédiées pour optimiser et robotiser la réalisation. Mais pour faire ces investissements lourds, il faut déjà avoir un marché et des commandes, ou prendre des risques souvent difficiles pour des industriels privés.

Simplifier les réacteurs et leur approche réglementaire.

L’autre voie de compensation des surcoûts liés à la petite taille est d’apporter des ruptures technologiques innovantes, notamment dans le domaine de la sûreté, en allégeant le design des réacteurs. Elle repose principalement sur la recherche d’une organisation du bloc-réacteur apportant une sûreté inhérente, et évite ainsi la nécessité de systèmes actifs ou passifs, coûteux, pour la gestion des séquences accidentelles. La sûreté inhérente est donc une organisation physique qui empêche les phénomènes physiques redoutés d’arriver (excursion de réactivité, perte de refroidissement…). Encore faut-il que ces solutions puissent faire l’objet d’une acceptation similaire par toutes les Autorités de Sûreté du monde, comme dans l’aéronautique, afin d’éviter des particularités locales qui interdiraient une fabrication standardisée. L’approche de la sûreté retenue par le secteur aéronautique est essentiellement probabiliste, permettant une homogénéité dans les méthodes d’analyse. Dans le nucléaire, la sûreté a été initialement bâtie sur des règles de principe, dites déterministes, et l’utilisation de méthodes probabilistes n’a été que progressive et hétérogène, conduisant à des différences significatives entre les positions des différentes autorités, l’écart étant particulièrement marqué entre les Etats-Unis, ouverts à l’innovation, et la France, nettement en retrait.

L’accès aux financements

Le dernier obstacle à franchir par les SMR est celui d’assurer des financements croissants pour accompagner leur développement sur des périodes très longues, dix à vingt ans. Aux Etats-Unis, un certain nombre de projets réussirent à franchir les premières étapes, avant-projet sommaire puis détaillé, souvent de manière erratique, par l’obtention ponctuelle de soutiens publics et quelquefois privés. Un d’entre eux, NewScale, a même obtenu sa certification par l’Autorité de Sûreté, la NRC, en 2020, et fait l’objet d’un intérêt marqué d’acheteurs potentiels, mais peine pour franchir l’étape d’une première réalisation, qui ne bénéficiera pas de l’effet de série, et devra supporter, au moins partiellement, les coûts d’investissement dans l’outil industriel. NewScale, pour amorcer son déploiement, manque d’un marché de niche, dans lequel la compétition réduite.

Ce n’est pas le cas de deux projets SMR les plus aboutis à ce jour, le projet russe et le projet chinois.

Le réacteur russe RITM-200 de 55 MWe, développé par Rosatom pour ouvrir la route maritime arctique, est déjà opérationnel sur des brises glaces ; il sera installé sur des barges ou à terre, pour l’alimentation électrique de ports dans la région nord de la Sibérie, avec un marché local suffisamment large pour garantir la rentabilité du processus industriel mis en place et en tirer les bénéfices.

Le premier HTR-PM chinois de 210 MWe vient d’être couplé au réseau, en décembre 2021 ; il est destiné à remplacer progressivement les centrales à charbon du pays. Là-aussi, la taille du marché potentiel garantit des effets de série massifs après industrialisation de la production.

Une nécessité

L’émergence des petits réacteurs est incontournable, car elle répond à un besoin fort, dès lors que l’usage des énergies fossiles est fortement limité, les gros réacteurs n’ayant ni la versatilité, ni l’agilité nécessaire.

Dans les marchés avec des réseaux électriques denses et les régions à fortes densités de population, comme l’Europe, les SMR auront beaucoup de mal à percer, notamment à cause de la difficulté à ouvrir de nouveaux sites nucléaires. Cependant, ils trouveront naturellement leur place dans un marché de l’électricité demandeur pour accompagner la croissance et la décarbonation des économies. En Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, de nombreux pays, en voie de développement, considèrent l’énergie nucléaire comme un moyen décarboné indispensable à leur mix électrique, mais la taille des réacteurs aujourd’hui proposés est trop élevée pour leur réseau. Le réchauffement climatique va conduire au désenclavement de régions importantes du globe comme le Nord de l’Europe, de l’Asie ou du Canada, nécessitant aussi une alimentation électrique décarbonée et fiable que seul le nucléaire peut y apporter. Donc il y a un vaste marché pour les petits réacteurs, avec un environnement économique beaucoup plus favorable que par le passé.

Une mode

L’engouement actuel pour les petits réacteurs tient, bien sûr, à la raison avancée par E.F. Schumacher, rappelée au début de cet article : redonner une dimension humaine à des installations complexes. Les difficultés pour mener à leur terme la réalisation de réacteurs de forte puissance comme l’EPR ont renforcé cette impression.

Or, ces difficultés proviennent essentiellement de déficiences organisationnelles et industrielles. Un point déterminant de la réussite des SMR sera la capacité à mettre en place un outil industriel fiable et optimisé pour produire à bas coût de grandes séries. La maitrise industrielle reste donc un point clé, comme pour les gros réacteurs.

Un deuxième critère dans la sélection est la capacité des promoteurs à apporter des solutions innovantes en termes de sûreté, et à les faire accepter de manière homogène partout dans le monde. Enfin, le dernier atout, majeur, sera l’existence d’un marché de niche homogène favorisant l’amorçage d’un déploiement de grande ampleur.

Les SMR sont effectivement à la mode, mais ils répondent à un besoin réel. La période actuelle qui va voir des investissements massifs dans le secteur de l’énergie leur est favorable, mais, étant donné les obstacles auxquels ils devront faire face, sur les centaines de projets proposés aujourd’hui, peu arriveront à réellement s’implanter.

 

Alain Vallée est ingénieurs, ancien président de NucAdvisor.

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