Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Le luxe entre acmé et chute ou le décadentisme de des Esseintes

« À son avis il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l’objet poursuivi par ses désirs mêmes. » J.-K. Huysmans, À rebours.

Quel autre luxe pour un écrivain que de pouvoir écrire, dans la plus grande des solitudes À rebours, identifié à des Esseintes dont le nom évoque la multiplicité des sens et des ascèses ? Fort d’un retrait qui permet de parler une langue « comme personne » ?

« Comme personne », telle est la formule qui pourrait qualifier la sensation produite par l’acquisition d’un objet, d’un produit de luxe dont la banalité est enveloppée d’un idéal à nous seul accessible. Le luxe exige l’exception, loin de l’existence commune, apportant l’estampille d’une singularité rêvée. Car il en est ici pour Huysmans du luxe comme du cloître qui pourrait mettre en relation le sujet avec un Dieu qui l’a élu et dont il porterait l’insigne. L’extrême du dénuement n’a-t-il pas son pendant dans un faste qui ne cesse de révéler son insuffisance ?

Pour des Esseintes une maison silencieuse, retirée, décorée de tentures, de bibelots aussi rares, coûteux qu’extravagants, lieux d’une contemplation aussi raffinée que cruelle en son exigence. Car il faut exacerber le désir d’à chaque fois autre chose, comme en une infinité de miroirs se faisant écho se reflètent enfilades et perspectives, faisant espérer le point d’une convergence parfaite d’où surgirait la Chose désirée – une essence qui en autant d’incarnations pourrait être l’essence même d’un moi singulier supérieur : en un livre rare, un costume à la taille parfaite, un met, une saveur, un parfum, une couleur, une nuance que le jour ne suffit pas à exhausser comme la nuit exaltera sa jouissance.

Ou bien une écriture qui déploie en sa texture l’illusion du toucher, de l’odorat, de la sensualité des tons et des nuances, jouant de la sonorité éclatante des mots, de leur juxtaposition fiévreuse, fébrile, en autant d’éclats vibrants. Telle est la langue de Huysmans, savoureuse, colorée d’un lexique aussi précis que luxuriant.

Il fallut faire du français des naturalistes, collant aux réalités grises des décors, des personnages et des narrations, un français idéal sans support autre que celui de « dégradations et de nuances » posées sur l’objet du désir, chaque fois prêt d’apparaître sur des bords, des lisières dessinant sa trace…

Écrire une prose « à rebours » qui s’étirant veut rejoindre une brûlure antérieure, une nostalgie incandescente…

Une maison ici, où des Esseintes se retire, contient tout ce que ses fantasmagories ont rêvé puis façonné : architectures complexes, bassins, constructions artificielles dédaignant la vulgaire nature pour en faire le lieu de l’ingéniosité humaine. L’objet du luxe n’est pas une fleur mais un parfum, un objet fabriqué dont l’acquisition permettra une jouissance solitaire et ostentatoire –

celle d’une beauté palpable ou visible, supérieure aux jouissances ordinaires.

Faust avait compris que la beauté de la jeunesse arborée comme un bien envié, offert au regard, pouvait se monnayer… Peut-être l’objet de luxe en est-il l’artéfact, mais que le temps n’altère pas ?

Pierreries, Rolex. Pour des Esseintes la monstruosité, le baroquisme du factice, en autant d’échafaudages d’un monde d’illusions, bientôt déceptif à révéler le déchet qu’il recèle : ferraille, chiffons, navigation inutile…

Mais produire le rêve n’est pas assez, il faut produire l’hallucination, loin du partage des paysages et des ciels, du banal agencement des montagnes et des mers. N’était-ce déjà aussi le temps du triomphe des lumières électriques éteignant les étoiles ? Car il faut supplanter le Beau naturel, la beauté même d’une femme et l’horreur attachée au désir qu’elle suscite pour un au-delà du désir même.

Alors peut-être l’objet de luxe serait l’imagination de cette mort parfaite en une identification qui comblerait le désir au point de le faire disparaître ?

Certains résistent à la futilité des ressorts narcissiques qui le rendent aimable, lui préférant la contemplation d’un ciel, d’une étendue, d’un objet simple que soudain éclaire un rayon de soleil ou de lune, la contemplation d’un instant qui ouvre à l’extase : un linge flottant, un couchant qui s’éteint, une aurore, l’odeur de l’humus, soudain. Même recherche du Beau pourtant, du dernier voile avant le repos, d’un espace où s’assoupir pour rejoindre le temps.

Peut-être faudrait-il que disparaisse jusqu’à cette race humaine imparfaite, en ce défilé de corps fluides qui font défiler l’éternité ? Jambes effilées, poitrails lisses, seins à peine… et les cheveux comme secouant des univers. Il faudrait oublier les miasmes, les suées des corps affaissés, des corps, pour une forme sans orifice qui épouse les tissus. Il faudrait exalter la brillance d’un temps fixe autour d’une incandescence, dans des monuments dressés, des ornements cachant notre détresse face aux ouragans et aux fièvres.

Rien des ruts, des épisodes, des trivialités, des violences. Le faste recouvre l’impur. Le raffinement d’un style, la platitude d’une conversation. Les écrits, l’insuffisance de la parole. Muets, les écrits recouvrent l’histoire braillarde de commentaires composant sagement des rayonnages, des murs de savoirs… Mais plus rare encore qu’un livre rare, l’éclat d’un vêtement, d’un bijou, il faut une Chose inaltérable, de l’or pense-t-on plutôt que du cristal ou de l’onyx, un étalon pour mesurer notre être.

Une liqueur unique, pense des Esseintes, la carapace d’une tortue vivante incrustée de pierreries, un bouclier d’or sur un corps vieux. Plus rien de l’humain corruptible livré à la temporalité, aux aléas personnels, à la possible misère …

Destiné au maître, sur fond d’eugénisme, le luxe veut une race parfaite, un diamant inaltérable, une Salomé, la représentation de ce qui outrepasse les limites du représentable dans « un fantastique de maladie et de délire. » Du moins l’époque de des Esseintes n’oubliait pas l’excès sadien comme aujourd’hui une seule signature suffirait à l’atteindre… Mais n’est-elle pas la trace aussi d’une estampille divine, la promesse de la grâce obtenue en somme ?

Chercher le luxe sadien, ne cesser de transgresser les lois du Décalogue pour jouir de son prochain n’est pas de la nature nerveuse, névrotique de des Esseintes… Une jouissance onaniste lui convient mieux, un voyage immobile.

Prophylaxie de l’objet de luxe en somme, la société sait inventer ses artéfacts…

Car pousser la jouissance à l’extrême, jusqu’au viol, au meurtre, qui d’autre que Sade en a fait la fiction, métamorphosant avant des Esseintes le commandement chrétien « aime ton prochain comme toi-même » en un « fais aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent » ? Possède cet objet qu’on aura de cesse de vouloir te dérober et qui du même coup existe enfin.

L’objet de luxe est en effet langage, échange avec cet autre moi-même que je hais comme on me commande de l’aimer et dont il éveille l’envie – de m’y confondre. Simple illusion langagière pourtant qui, de métaphore en métaphore, poursuit un objet asymptotique, prenant tantôt la forme de tentures, de soies, de drapés, tantôt de gravures, de tableaux, d’extravagants décors propres à une possession exaltée. Mais après l’acmé vient la chute et des Esseintes échoue à identifier son être à sa passion.

Bientôt vient la déception. Gloire et décadence de l’objet de luxe devenu hochet interchangeable selon les modes, réduit à sa valeur marchande, perdant soudain son aura : vêtement fripé, éclat terni par la déhiscence du désir qui entraîna son acquisition. Camelote.

L’objet dévoile soudain son horreur : grand pénis sculptural devenant dans le film de Kubrick Orange Mécanique l’objet de torture de sa propriétaire… Le plus couramment destitué par la déception qui lui ôte son prix, il est relégué au fond d’un tiroir, ou bien remis à moindre prix dans le marché, soldé puisqu’il n’a pas suffi à étancher une soif restée entière. Il faudrait retourner à des meurtres raffinés, à des guerres en somme.

Ou bien atteindre au renoncement enfin, à un solipsisme triomphant. Ainsi sans cesse oscillant entre pleine jouissance et ascèse, des Esseintes anime l’espace de la Chose, espace d’un interdit enfin rejoint.

Fastes, palais, architectures ne sont-ils pas les emblèmes de cet excès que l’art atteint en la sublimation de la jouissance sadienne ? En place des orgies le capitalisme a su établir un « plus-de-jouir » promis en ses amulettes. Telle est l’intelligence du marché que le neveu de Freud, Edward Bernays, impulsa, l’intelligence d’un monde qui dissémine après la mort de Dieu, dans la production d’objets fabriqués le besoin de croire, en autant de bibelots comme choses saintes.

« Au fond des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une habitude de lointain désirable, comme celle que promettent les écritures », au fond « des apostasies perdues. »

Mais après trop de solitude et de retrait inquiets, après trop de ressassements revanchards sur la turpitude du monde après trop d’accumulations de tableaux, de plantes, de fleurs rares, des Esseintes s’affaiblit dans une fantasmagorie onaniste et en appelle à l’autre mort, une autre après la mort réelle, une seconde éradiquant la race humaine. Elle

surviendrait d’une épidémie faite femme engloutissant le monde…

Huysmans est sans appel : la tentative égotique de des Esseintes est un échec. La névrose gagne et l’ennui supplante « les mirobolantes floraisons ». Aucune contemplation du Beau ne vient plus satisfaire des Esseintes, ni les estampes, les eaux-fortes noires de Goya, les tableaux ombreux de Rembrandt. L’Art ne suffit plus, ni même les souvenirs des jouissances charnelles à chasser le Spleen. Seule torture l’inanité d’une recherche incapable de satisfaire un Idéal jamais atteint.

Extases encore inconnues des mortels, parfums aux compositions subtiles, conduisent bientôt à l’asphyxie, celle de ne trouver en aucun de ces ersatz un air plus pur que celui des rues où se croisent les odeurs humaines.

L’impuissance de Des Esseintes éclate en sa frénésie d’acquisition d’objets magnifiés par leur rareté, en sa jouissance de maître, loin de celle de l’esclave ne craignant pas la boue des chaumières, des trottoirs, les odeurs de paille et de sueur.

Le luxe serait-il aux riches ce que sont les versets et les psaumes aux déshérités ? Mais la voie vers Dieu est asymptote. Il faut encore un enchantement, un bibelot encore, un livre rare encore, un tableau, un livre unique encore, un vase, une reliure encore, mais chaque insigne de la puissance devient insigne d’une impuissance à combler un vide comme d’une satiété possible.

Désillusion, déception, celle de Don Juan poursuivant ses conquêtes, annihilant leur séduction d’avoir cédé au désir déjà relégué dans un passé semblable à un autre.

Entre sadisme et mysticisme, tendu vers l’excès, entre adoration et fusion à l’objet convoité, des Esseintes atteint à sa propre destruction, toujours porté à l’exacerbation de ses nerfs vers un « encore » …

Alors le retrait dans la maison de Fontenay vire à l’incarcération, l’incarcération à la déchéance. Faudrait-il détruire le fétiche « d’une âme exaltée », le veau d’or ?

Ou faudrait-il conserver en son aura un étalon face auquel nous pourrions mesurer notre sagesse ? Celle de désirer un désir averti ? Loin de l’érotomanie fétichiste de des Esseintes qui veut la fin des existences médiocres ou maladives, des procréations inutiles ?

Une érotomanie fétichiste qui appellera le laudanum plus que le haschisch et l’opium pour apaiser son déni de la condition humaine.

Alors quel autre excèdement possible que celui d’un style ? D’une écriture faisant l’expérience des paradoxes de la recherche d’artifices venant combler notre mal être – de ne pouvoir sentir le plaisir d’un jour qui s’achève ou commence, d’un sourire qui appelle ?

 

Esther Tellermann est poétesse, prix de l’Académie française, agrégée de l’Université.

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Poétesse et psychanalyste

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