Le wokisme : “archipélisation de la pensée”?
Tentons, à l’instigation d’Emile Malet, et dans le cadre d’une réflexion plus large sur « l’identité », de démêler les enjeux de la problématique posée par la question du « wokisme », question aussi complexe que confuse mais intéressant la psychanalyse.
En effet, la recrudescence de nouvelles pathologies répandues dans la jeunesse – addictions, scarifications, volonté de changer de sexe, errance subjective – ne sont pas indifférentes aux nouvelles idéologies identitaires diffusées par les réseaux sociaux.
Songeons simplement à la promotion d’un Moi exacerbé dans son image, son narcissisme singulier, sa théâtralisation imaginaire, son affirmation aussi revendicative que fragile, très vite atteinte par l’autre en son intégrité, sexuelle, raciale, communautaire, religieuse soit en leur « intersectionnalité », dès lors développant une demande de réparation. Réparation que la psychanalyse pourrait bien interpréter comme refus de la division subjective et de ses avatars, sans pour autant refuser d’être à l’écoute du « dol » de chaque sujet, trop vite aujourd’hui figé en « trauma », voire en sa jouissance. Disant cela, nous sommes conscients de l’inacceptabilité pour certains d’un tel propos que Freud avait pourtant tenu dans le seul but de soulager ses patients de leurs symptômes…
Revenons à ladite culture « woke ». Les termes de « Wokisme » – woke « éveillé » désignaient un mouvement de prise de conscience, un éveil, face aux discriminations raciales et sociales à partir des années 60 aux États-Unis puis furent repris à partir de 2014 pour lutter contre d’autres inégalités : discriminations des femmes, des minorités sexuelles, des populations marginalisées.
De par la mondialisation des courants de pensée, les mots s’importent en France mais surtout par ses détracteurs pour regrouper tous les mouvements s’appuyant sur une idéologie sectariste portant atteinte, au nom d’une discrimination subie, à la liberté d’expression. Les termes, apparus aux États-Unis parmi les militants noirs pour dénoncer le racisme et les violences policières, sont donc utilisés plus par les opposants à certains épiphénomènes dits « d’émancipation » que par les militants eux-mêmes, comme mot fourre-tout raillé pour être un instrument de censure issu d’un militantisme antiraciste et « intersectionnel » contre la démocratie française.
Les acteurs de ces revendications identitaires ne seraient-ils donc toujours, comme l’affirment leurs détracteurs, qu’un ramassis de néo-féministes, d’islamo-gauchistes, déboulonneurs de statues ou LGBTQIA adeptes de la « culture de l’annulation » (cancel culture), tous complices, interroge Elisabeth Roudinesco dans son livre Soi-même comme un roi[1], des attentats de Charlie Hebdo, Samuel Paty, et ayant « gangréné » l’université française en s’appuyant sur la « déconstruction » issue de la pensée 68 ? Il est vrai que des mouvements activistes remettent en question sur fond de violences verbales ou physiques les pouvoirs étatiques dits post-coloniaux, familiaux, religieux de domination, et classent désormais les individus en fonction de leur race, leur genre, leur religion. Que Foucault, Deleuze, Derrida surtout, initiateur de la notion de « déconstruction », Barthes, Lyotard, Lacan soient l’origine de telles dérives identitaires rejoignant un mouvement venu principalement des Etats-Unis conduit aujourd’hui aux débats polémiques que l’on sait, et serait à nuancer,
Si « le phénomène d’assignation identitaire » monte en puissance comme en témoigne l’installation désormais de la notion de « genre » et celle de « race » dans leurs nouvelles utilisations, les affrontements issus de ladite « culture woke », bien qu’activiste, ne « gangrèneraient » toujours, selon les analyses de l’historienne et psychanalyste que 2 % du public universitaire.
Cependant les tenants de « l’identité nationale », s’appuyant sur un universalisme caricaturé et figé issu des Lumières, et les tenants des « studies », mouvement global de rébellion contre les puissances dominatrices de race, de sexe, de « blanchité », etc… semblent se répondre dans une radicalisation et une crispation individualiste et identitaire, se faisant enjeu idéologique et politique.
Ainsi semblent le montrer les réactions autour de la nomination au Ministère de l’Éducation Nationale de Pap Ndiaye qui succède à Jean-Michel Blanquer. La nomination de Pap Ndiaye, professeur des universités, spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis, directeur du Musée National de l’Histoire de l’immigration, a en effet immédiatement provoqué la polémique, alors même que le nouveau ministre avait déclaré être en accord avec les luttes du féminisme, celles pour la protection de l’environnement, l’antiracisme, mais pas moins éloigné des discours moralisateurs et sectaires des plus extrémistes d’entre eux.
Cependant la polémique de l’extrême droite s’est immédiatement élevée contre « le choix terrifiant » d’un homme qui défend « l’indigénisme, le racialisme et le wokisme à la tête de l’Éducation Nationale », et Marine Le Pen d’associer Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron accusés de défendre une « République indigéniste » et de mener une « politique de déconstruction de la France ». Ce fut alors à un autre acteur de l’extrême droite de renchérir : Pap Ndiaye serait « un intellectuel indigéniste, wokiste, et obsédé par la race » chargé par le Président de la République de « déconstruire l’histoire de France. »
Les mouvements politiques d’extrême droite ou suprématistes en France semblent donc trouver intérêt, pour servir leur idéologie, à amplifier et à faire connaître, par le biais des technologies médiatiques, les phénomènes, certes actifs mais très minoritaires, de l’indigénisme, du wokisme, du racialisme et de la déconstruction en France.
Enjeu de « pensée », enjeu philosophique ou enjeu donc idéologique et politique ?
Il est vrai que le colloque tenu à La Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 a brouillé les pistes, mêlant le philosophique au politique. La ligne du colloque était claire : il s’agissait de s’opposer à « la tentation de l’annulation », c’est-à-dire de faire table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental, désormais voué au pilori. Même les apparents « progrès » -décolonisation, libération de la femme, droit des travailleurs, lutte contre la discrimination- dit l’argument, sont perçus comme des ruses sournoises par les partisans du « woke » marquant une domination non seulement toujours à l’œuvre mais de plus en plus scandaleuse. Il ne convient pas, poursuivait-on, de sous-estimer la puissance de cette idéologie importée pour une bonne part des États-Unis. Il suffit de constater qu’elle monte aujourd’hui en puissance dans tous les secteurs de la société y compris dans le monde éducatif où elle a causé quelques dégâts.
Ainsi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires avec le soutien du Comité Laïcité République, ayant pris pour titre :« Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », se donnait-il comme objectif de sortir de la pensée unique incarnée par le wokisme, le néo-féminisme, l’éco-féminisme, la cancel culture, culture de l’annulation, de protestation contre la représentation de certains faits historiques fondés sur le refoulement par exemple de la colonisation. Il s’agissait donc par le biais de ce colloque de lutter contre ce « nouvel obscurantisme » qui viendrait « saper la démocratie et la République » avait déclaré dans les médias Jean-Michel Blanquer.
En effet si le phénomène est très minoritaire en France, le radicalisme de son militantisme, visant à annuler par des « antiracistes » la représentation de certains spectacles comme Les Suppliantes d’Eschyle en 2019, d’ostraciser par le lynchage sur les réseaux sociaux personnes ou œuvres, accusées de promouvoir suprématie d’une race, d’un sexe sur l’autre, etc, instaurant par là-même une censure sauvage, a de quoi inquiéter les défenseurs des valeurs républicaines.
Le débat est bien sûr complexe et ne se réduit pas à une opposition binaire, puisque des problèmes mémoriels réels sont posés comme l’ont montré les études dites postcoloniales et décoloniales de l’époque sartrienne et césairienne de la négritude puis le projet de « créolisation » du monde de Glissant. Mais analyse Elisabeth Roudinesco dans le chapitre « Postcolonialités », de son livre, les diverses remises en question depuis 1990 de ces études par les indigénistes, les « décolonisateurs », les « néo-féministes » aboutissent à un nouvel obscurantisme prétendant échapper aux règles de l’état de droit, et ceci en rétablissant entre autres l’apologie de la race sous forme de « l’identité racisée » et conduisant à un militantisme fanatique.
De plus les déclarations mémorielles adoptés à partir de 2001 par l’Assemblée nationale, dont la loi Taubira reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, n’ont fait, déclarent la plupart des historiens qu’entretenir la confusion entre mémoire et histoire en exacerbant la concurrence des revendications identitaires semblant dispenser de la pensée historique et de sa dialectique.
C’est donc désormais un débat idéologique qui veut emporter l’opinion publique dans des guerres de tranchées entre les idéologies souverainistes ou d’extrême droite et les groupements identificatoires autour d’un dol commun, réclamant justice, entérinant la chute des grands récits comme celui de la lutte des classes, reléguée dans les tiroirs de l’histoire avec le marxisme, le freudisme, la pensée post-coloniale, bref, tout ce qui dans les sciences sociales s’est construit comme « pensée » en France depuis la décolonisation.
Ainsi assistons-nous plus encore qu’à une « archipélisation de la pensée » à une « archipélisation » du ressentiment et à la désignation de boucs-émissaires.
« Prolétarisation de la pensée » disait Bernard Stiegler, perte de savoir liée à l’époque computationnelle où le sujet via les nouvelles technologies se projette dans l’imaginaire et ses mirages duels : victimes et bourreaux, dominés et dominants, plutôt que dans le transfert à un Autre qui ferait autorité. Savoirs et connaissances n’assureraient plus un référent commun propre à faire lien social. C’est ce qui s’impose à chacun qui viendrait nous guider, une « volonté » individuelle, un « sentiment », une « opinion » éventuellement agrégés à d’autres semblables, substituant au lien social défaillant des « nous » prenant appui sur « un prêt à penser » l’identité dont nous pouvons remarquer la dimension paranoïaque.
Ainsi à la difficile rencontre des sexes vient se substituer une dénonciation du masculin, aux réflexions post-coloniales le phénomène de la cancel culture. A ces phénomènes socio-culturels largement relayés par les médias, répondent donc un renouveau du souverainisme ou des idées d’extrême droite : défense de l’identité nationale, apparition d’associations comme « Manif pour tous » s’opposant à la loi Taubira, et défendant les valeurs « patriarcales. »
En cette cacophonie idéologique et politique qui fleurit sur la destitution du transfert aux savoirs, difficile pour chacun de s’y retrouver, sinon par une adhésion à un camp ou un autre, chacun y reconnaissant son « identité » d’opinion qui viendrait se substituer à un esprit critique désormais ringardisé. Les différences de classes et de conditions sont ainsi recouvertes par de nouvelles fractures identitaires apparues avec les peurs, les bouleversements apportés par la mondialisation économique et technologique, la fragilisation des pouvoirs étatiques et représentatifs au profit du repli sur l’appartenance à un nom, à une généalogie, une religion, un sexe, une « race », une nation, etc., plus encore- à un trauma.
« Mélancolie généralisée » de l’exsomatisation ? interrogeait Bernard Stiegler impulsant l’histoire de l’impact de ces organes artificiels – smartphones, ordinateurs, robots – prothèses contribuant à « l’implosion barbare » qu’est l’absence d’époque dominée par la technologie réticulaire ?
« Wokisme », ou défense de l’identité nationale, semblent bien les signes d’un nouveau nihilisme, d’une « misère de la pensée », plus encore que d’une « archipélisation de la pensée».
L’agrégation en communautés de jouissances autour d’un dol sexuel racial, historique, discriminatoire, ne semble pas panser le sujet contemporain qui arrive dans le cabinet de l’analyste, ni pallier à son errance subjective.
La pluralité des images identitaires ne semble que renforcer le narcissisme guerrier de la petite différence moïque et mettre en impasse un sujet figé dans une revendication infantile lors même que les travaux se multiplient pour lire autrement l’Histoire des pays occidentaux, ceci loin de tout affect, qu’il soit le ressentiment ou la culpabilité, ces derniers ne pouvant ni apaiser les tensions ni faire lien social.
Citons pour conclure la somme indispensable qu’est l’ouvrage d’Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité.[2]
Si une scénographie paranoïaque de la haine et du ressentiment semble dominer notre dramaturgie sociale, relayée par la multiplication des néologismes comme « blantriarcat », « féminationalistes », « grossophobes » pour ne prendre que les quelques-uns d’entre eux , se combinant et se multipliant à l’envi, désignant l’identité de chacun en autant de singularités figées dans la victimisation, autant de signes marquant le refus même du langage et de sa division, du signifiant, de la métaphore et de ses glissements, des ambiguïtés, contradictions de sens de la langue même, faisons alors cette hypothèse : c’est le manque à être pour le philosophe, la castration symbolique pour le psychanalyste, qui sont désormais rejetés au profit de la fétichisation d’un narcissisme imaginaire faisant fi de l’unité anthropologique du genre humain pensée par Diderot et Kant, unité qui suppose les différences.
Que serait un universalisme post-colonial pluraliste, interroge Antoine Lilti, dans un monde globalisé ? Que seraient les effets de la prise en compte d’une réflexion sur les différences naturelles et culturelles qui n’occulteraient pas la définition de l’homme comme « sujet universel » par la philosophie, « sujet divisé » par la psychanalyse ?
« L’identité » telle qu’elle est érigée aujourd’hui par les idéologies du « woke » ou des suprématistes, n’est ni un concept philosophique ni une notion analytique, mais un artefact de nos sociétés mondialisées, d’un hyper-capitalisme exacerbant l’individualisme. Fractionnée dans des désignations néologiques aussi imaginaires qu’infinies, l’identité aujourd’hui semble mise au service d’une liberté d’expression qui semble bien l’expression libre de la paranoïa ordinaire… Ainsi, le Moi « menacé » en son intégrité en appelle-t-il pour se restaurer à la dénonciation, au lynchage et à l’exclusion de l’Autre ouvrant à une guerre fratricide appuyée sur la dénégation des contradictions de l’Histoire.
Si forts de ces dérives minoritaires, souverainistes et idéologues de l’extrême droite brandissent une identité Une autour d’une même nation, il s’agirait donc aujourd’hui de ne pas céder sur notre désir de « noétisation » où penser c’est « panser, » disait Bernard Stiegler. Ici sortir de l’impasse de l’essentialisation des différences provoquée par le refus de l’uniformité proposée par la mondialisation, comme sortir d’un universalisme des Lumières désincarné et caricaturé aujourd’hui, mais aussi du relativisme des particularismes culturels.
Il s’agirait de continuer de réfléchir les problèmes contemporains à partir de la dialectique de la Raison des Lumières, de rétablir le transfert à la « pensée » philosophique, historique, psychanalytique, alors que sa forclusion bat son plein dans une expression directe refusant les savoirs et relayée par les nouveaux médias – expression directe, de l’opinion, du ressentiment et de la passion.
[1] Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi : essai sur les dérives identitaires, Seuil, 2021.
[2] Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, 2019.
Poétesse et psychanalyste
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Esther Tellermannhttps://lepontdesidees.fr/author/etellermannauteur/
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Esther Tellermannhttps://lepontdesidees.fr/author/etellermannauteur/
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