Le Pont

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Les juifs et l’argent

A propos de: Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende. Le Seuil, 2023

Que n’a-t-on pas imputé aux juifs depuis leur apparition sur la scène de l’histoire mondiale ? Toujours, les pires choses, et en l’occurrence l’invention des lettres de change ou de crédit, ce qui les plaçait au centre de l‘économie mondialisée naissante avec, principalement, l’aspect grimaçant des choses et jamais la face souriante, bienfaisante pour l’humanité sans restriction aucune. Aux yeux de leurs éternels détracteurs, les juifs étaient incapables de concourir au bien-être de l’humanité car ils se focalisaient sur leur seule nation exclusivement.

 

Même des auteurs comme Montesquieu n’échappent pas à cette loi d’airain selon laquelle les juifs seraient responsables de tous les dysfonctionnements de la société. Qu’il me soit permis de faire état d’un souvenir personnel : j’étais jeune lycéen et le professeur de littérature française avait mis au programme les Lettres persanes de Montesquieu. J’étais vraiment séduit par cet exotisme, cet échange de lettres entre des correspondants venus d’ailleurs, voire de pays et d’horizons lointains.  Mais ma joie fut de courte durée, car je découvris une phase qui me déplut souverainement et que je résume avec mes propres termes : tu me demandes s’il y a des juifs dans cette lointaine contrée, eh bien sache que partout où il y a de l’argent, il y a nécessairement des … juifs !

 

Nous sommes donc au cœur des préoccupations traitées de main de maître par notre éminente collègue italienne qui montre que même un humaniste libéral comme le seigneur de Montesquieu a participé à la diffusion d’une rumeur née, nous dit-on, grâce à un avocat du parlement de Bordeaux, un certain Etienne Cleirac (1583-1657) ; ce juriste déclara en 1647 sans preuve aucune que les juifs furent les inventeurs de la lettre de change pour servir au mieux leurs intérêts et mettre leurs avoirs à l’étranger, à l’abri des confiscations ou saisies arbitraires par les autorités royales ou d’un potentat local. Par cette attribution abusive, les juifs seraient donc au centre des principaux sites ou ports du commerce mondial. L’auteure pulvérise une telle légende qui a eu la vie dure jusqu’à l’époque moderne puisque des penseurs comme Karl Marx, Max Weber et Werner Sombart ont repris cette légende à leur compte… Si ma mémoire ne m’abuse, Marx a écrit que les juifs sont les pores de la société capitaliste. Pratiquement ce qui maintient un tel système économique en vie. Ce n’est pas dès le XVIe siècle que les juifs avaient mauvaise presse, cette diffamation remonte au Moyen Age où les juifs faisaient fonction de prêteurs dans une société chrétienne bannissant le prêt à intérêt. Cette impureté imaginaire des juifs et leur importance surévaluée dans le monde économique, notamment bancaire, avaient déjà préparé le terrain. Je retiendrai un seul exemple, celui du sociologue allemand Werner Sombart qui met face à face de rusés virtuoses juifs de la fiance face à des paysans et des agriculteurs allemands innocents, purs et naïfs, qui deviennent des proies faciles. Même à l’époque de Napoléon, des paysans alsaciens avaient dénoncé les taux usuraires imposés, disaient-ils, par des prêteurs juifs qui les auraient ruinés par leur impitoyable cupidité. Le terrain est donc fertile et se préparait de longue date à accueillir de telles légendes meurtrières.

 

Ce beau livre qui se lit facilement, très bien traduit en français, souligne la place centrale de l‘économie dans la vie sociale. L’histoire juive documente bien cet aspect des choses. Pourtant, les juifs furent accusés des pires maux, même si les antisémites savaient bien que le Pentateuque contient des interdits clairs dans le traitement juste et équilibré des échanges. Il est strictement interdit d’user de discrimination à l’égard de qui que ce soit. Mais les préjugés raciaux, soutenus par la haine religieuse, ont la vie dure, ce qui leur a permis de franchir allégrement les siècles…

 

L’auteure montre en se fondant sur des sources analysées par elle que les juifs n’ont créé ni les lettres de change ni l’assurance maritime. Mais cette réputation -quoiqu’usurpée et fausse-  les poursuivait partout, voire les précédait même. Et cette légende les a diffamés des siècles durant.

 

Mais d’où venaient tous ces juifs dont on faisait si grand cas ? Principalement de Metz et de Bordeaux, à cette différence près que pour la ville lorraine, les juifs pouvaient se prévaloir de leurs origines et de leur culte ouvertement, alors que pour les seconds, il s’agissait surtout de crypto-juifs, de nouveaux juifs et de nouveaux chrétiens. Cette grande diversité, cette hétérogénéité communautaire s’expliquent par les décrets d’expulsion des juifs de toute la péninsule ibérique. Certains pratiquaient leur culte ouvertement, d’autres en cachette, et d’autres, enfin, étaient officiellement revenus dans le giron juif que leurs parents ou grands-parents avaient quitté sous la contrainte. Ce n’est que progressivement que les dignitaires religieux juifs parvinrent à fusionner ces exilés venus d’ailleurs. Ce fut le cas dans les Provinces-Unies, notamment à Amsterdam, connue pour sa grande tolérance religieuse. La réalité juive était donc très diverse et cette diversité se traduisait différemment sur le terrain social ou commercial. Dans ce domaine, il ne faut pas oublier les acquis de la Révolution et le rôle joué par l’Émancipation, deux faits historiques considérables pour le développement des minorités juives de l’époque. Sans trop entrer dans les détails, on peut parler d’une réalité à la Janus : une face souriante tentant d’attirer les juifs dans le piège de la dissolution et de la disparition, et une face grimaçante révélant les vrais objectifs de cette politique prétendument libérale. On a voulu émanciper les juifs en tant qu’individus sans englober le judaïsme en tant que tel dans cette mesure. La véritable intention était d’émanciper le juif de son judaïsme et en faire ainsi une proie facile…. Face à ces mesures, les réactions juives furent double : certains s’engouffrèrent dans la brèche tandis que d’autres, largement minoritaires, restèrent fidèles à leur tradition ancestrale. Il fallut choisir entre les lois religieuses et l’intégration ou la promotion sociale…

 

Il demeure que malgré toutes les dénégations et les preuves historiques, on continue d’attribuer aux juifs l’invention des lettres de change. Les citations mises en exergue dans le chapitre 8, intitulé Un héritage souterrain, sont très bien choisies : que ce soit chez Karl Marx ou dans le David Copperfield de Charles Dickens, donc au beau milieu du XIXe siècle européen, on continuait d’attribuer aux juifs l’invention de la lettre de change.

 

Ce livre est hautement intéressant et le compte rendu, si long soit-il, ne suffit pas à en épuiser toutes les richesses. Dans son épilogue, l’auteure pose une question très grave : pour quelle raison l’historiographie des sciences économiques n’a-t-elle pas relevé cette erreur et rétabli la vérité ? A savoir que les juifs ne sont pas à l’origine de l’invention de la lettre de change ? Évidemment, c’est l’antisémitisme qui, à des degrés divers mais toujours efficacement, a relayé cette légende. Certes, on peut dans cette immense littérature détecter certaines vues fausses sous la plume de quelques auteurs juifs qui n’avaient pas mené des recherches sérieuses sur la question et ont emboité le pas à des sources légendaires largement diffusées dans tous les milieux, même académiques. Mais par quelque bout qu’on considère cette épineuse question, on ne peut que déplorer cette absence de réaction. Ce qui rend encore plus considérable les mérites de notre éminente collègue italienne qui a victorieusement relevé ce défi et rétabli la vérité historique…

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