Lessing et la haine de soi
Ce rejeton d’une famille juive passablement assimilée ne portait pas ce patronyme à l’origine, qui n’est qu’un hommage rendu à la mémoire d’un grand humaniste, adepte des idéaux de tolérance et d’ouverture d’esprit, Gottlob Ephraïm Lessing, le grand ami de Moïse Mendelssohn, et l’auteur de la pièce de théâtre Nathan le Sage. Le second prénom hébraïque de Lessing était Elchanan.
Ce philosophe qui commence à être mieux connu en France, a pourtant marqué les archives mondiales de la philosophie, générant un concept, qui sera repris par bien des psychologues et des psychothérapeutes du monde : on lui doit pourtant un livre-clé, La haine de soi, le refus d’être juif (Der jüdische Selbsthass, Berlin, 1930), qui a fait date depuis sa parution en 1930 à Berlin. Trois ans plus tard, cet adversaire du pouvoir national-socialiste était assassiné par la Gestapo à Marienbad où il s’était réfugié, pensant échapper ainsi au bras de ses poursuivants.
J’ai publié la traduction allemande de ce livre en 1990 aux éditions Berg International ; je l’ai repris en 2011 avec une longue postface pour la collection Agora, aux éditions Univers-poche. Depuis cette date, le livre a connu une diffusion régulière et des rééditions satisfaisantes.
Dans ce livre, somme toute assez étrange, Lessing évoque sa douloureuse expérience de juif au sein de la culture et de la civilisation germaniques qui le rejetèrent en raison précisément de ses origines ethniques et religieuses, à la suite d’une prise de position jugée « anti-allemande ». En effet, Lessing n’était pas seulement professeur des universités (Technische Hochschule de Hanovre), il était aussi le correspondant local de quelques grands journaux. Esprit libre mais aussi inconscient des dangers qu’il bravait généralement, il s’en était pris à la personne du maréchal Paul von Hindenburg, le plus grand héros vivant de l’Allemagne. En maltraitant publiquement l’illustre héros national, Lessing a déclenché des réactions hostiles qui allaient changer sa vie : les étudiants perturbaient ses cours, les autorités universitaires étaient saisies de demande de renvoi de l’université. Même sa sécurité personnelle n’était plus assurée. C’était un professeur hors norme, un peu touche à tout. Certains diront qu’il était en avance sur son temps ; il s’occupait de l’émancipation sexuelle des femmes, des nuisances comme le bruit et attirait l’attention sur les défis futurs de l’écologie. On peut dire qu’il prenait souvent fait et cause pour des combats perdus d’avance.
Mais je crois que derrière ce battage médiatique avant la lettre, ce qu’il a transmis à la postérité, c’est l’idée de la haine de soi. C’est Lessing qui a parachevé les contours de ce concept qu’il a diagnostiqué chez les juifs. Lessing analyse le concept qu’il a lui-même ciselé, « la haine de soi », dans son application à une catégorie d’hommes bien définis : des intellectuels juifs d’Allemagne qui ne s’acceptaient pas comme tels et vécurent douloureusement cette double appartenance.
Les six cas étudiés ici, de Paul Rée à Maximilan Harden en passant par Otto Weininger, ont tous connu une fin tragique.
Selon Lessing, ces cas pathologiques sont devenus tels en raison d’un double refus ou rejet : celui de la socio-culture allemande qui n’acceptait pas leurs origines juives et d’eux-mêmes qui ne s’acceptaient pas comme ce qu’ils étaient, à savoir des juifs.
D’où l’idée d’une haine de soi. Lorsque j’ai publié ce livre traduit en français, l’éditeur et moi-même avions hésité et décidé par la suite d’insérer l’adjectif JUIF puisqu’il figurait dans le litre allemand originel. Nous avons donc affaire à un antisémitisme juif. Comment a pu prendre naissance un tel comportement consistant à trouver au fond de soi-même, les raisons de ses malheurs dans ce bas monde ? Donnons-lui la parole : le peuple d’Israël est le premier, le seul peut-être de tous, qui ait cherché en soi-même la coupable origine de ses malheurs dans le monde. Et il ajoute ceci : Au plus profond de chaque âme juive se cache ce même penchant à concevoir notre infortune comme un châtiment.
Même au sein de la littérature traditionnelle on trouve ce sentiment d’auto-culpabilité. Un midrash raconte un échange étrange entre un jeune judéen vendu à Rome au marché des esclaves et un érudit des Écritoires, de passage dans la ville. Ce dernier se lamente de la situation où des jeunes judéens sont vendus comme esclaves. A la question : pourquoi et qui a pu faire cela ? voici la réponse : c’est nous, c’est à cause de nous, car nous n’avons obéi as obéi à la loi de Dieu ni n’avons suivi sa voie... Cela va chercher très loin. Dieu ne peut pas avoir tort, nous oui, nous le pouvons…
La première moitié du XXème siècle voit naître quelques penseurs qui incarnent par la teneur virulente, revendicative et militante de leurs propos, ce judaïsme antijuif. L’époque veut que toute expression du judaïsme soit interprétée comme un signe de trahison à la patrie et ce particulièrement en Allemagne, alors foyer de la troisième communauté juive d’Europe après la Pologne et la Russie. L’Allemagne prône l’assimilation totale. « Il nous est imposé de rester des étrangers », écrit le philosophe Franz Rosenzweig, témoignant de sa souffrance. Pour prouver leur allégeance au drapeau, certains israélites renient leurs marqueurs de judaïsme, changent de noms ou refusent de pratiquer le Yiddish.
Une poignée d’entre eux adhère à un antisémitisme radical. Otto Weininger et Maximilian Harden en sont des figures typiques. Penseurs germaniques de ce début de siècle qui précède la solution finale, ils ont en commun des racines juives, la langue de Goethe, la conversion au protestantisme, et un antisémitisme militant.
Le Viennois Weininger théorise son antisémitisme dans son manifeste Sexe et Caractère (Geschlecht und Charkcter), qui évoque, entre autres, le juif comme variation de l’archétype féminin, c’est-à-dire inapte à la transcendance ou au génie, étranger à la mystique et sans âme. « Le Juif est saturé de féminité et a peu de sens du bien et du mal » déclare-t-il. Cette haine de soi atteint son paroxysme lorsqu’il se suicide, à 23 ans, d’une balle dans la tête. A la même époque, Maximilian Harden, de son vrai nom Felix Ernst Witkowski, patron de presse allemand redoutable, plonge dans un antisémitisme virulent. Lui qui trinque au vin rouge avec Bismarck pour le salut de la patrie allemande est aussi farouchement antidreyfusard, il condamne l’officier français qu’il qualifie de « millionnaire juif » et dénonce « le syndicat gallo-juif » qui prend sa défense. Ironie du sort, Harden se fera fracasser le crâne par un nationaliste, victime d’une agression antisémite.
A propos :
Théodor LESSING, La haine de soi. Le refus d’être juif, Univers Poche (coll. Agora), 2011 (Traduit de l’allemand, avec une introduction et des notes, par Maurice Ruben-Hayoun)
philosophe, exégète et historien français
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Maurice-Ruben Hayounhttps://lepontdesidees.fr/author/mrubenauteur/
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