Réinventons une Europe souveraine, de la recherche à l’industrie
La construction d’une souveraineté européenne ne peut faire l’économie de réinvestir fortement dans l’énergie nucléaire. Pour réussir il faut que l’énergie nucléaire soit exploitée avec responsabilité et une grande connaissance des processus mis en oeuvre, à tous les niveaux de la chaine de valeur, et qu’elle devienne encore plus durable. Pour cela, il est impératif de soutenir la création d’un espace européen apolitique de la formation et de la recherche pour l’énergie nucléaire, en lien fort avec le monde économique, mais hors de toute conception marchande, dans une approche universaliste.
Les trois grandes priorités de l’Union européenne1 pour la période 2024-2029, définies à la suite des dernières élections européennes sont : une Europe libre et démocratique, forte et sûre, prospère et compétitive. Choisir l’énergie nucléaire pour le MIX énergétique de l’Europe, c’est soutenir ces trois priorités. Car, l’énergie nucléaire est bien plus qu’une simple source d’électricité bas-carbone. En effet, elle est à la croisée de la souveraineté, de la lutte contre le changement climatique et de la réindustrialisation de l’Europe, de sa défense et de l’élévation du niveau de formation de ces citoyennes et citoyens. Entre la réponse aux grands défis environnementaux et sociétaux et l’incontournable avènement de la 4ème révolution industrielle, l’énergie nucléaire incarne la thématique sur laquelle une nouvelle politique commune devrait être menée.
Comme un livre prémonitoire en 1973, Michel Rocard écrivait dans « Le marché commun contre l’Europe », que l’exemple le plus frappant de la dérive des organisations européennes vers la seule économie de marché est l’exemple de l’énergie atomique où, il affirme qu’« aucune politique commune n’a été ni ne sera possible », où « Euratom n’est plus que le symbole dérisoire des illusions de quelques naïfs… ». Effectivement, encore aujourd’hui aucune politique commune concernant l’énergie nucléaire n’a pu, voulu être trouvée.
L’enseignement supérieur et la recherche sont aujourd’hui traités en Europe par deux entités différentes, une traitant de l’enseignement supérieur et l’autre de la recherche. Deux missions soi-disant distinctes, que l’ensemble des collègues à travers l’Europe mènent évidemment ensemble, permettant aux pays de bénéficier des avancées de la recherche et de l’innovation, grâce à leur transfert direct dans les formations universitaires. Plus que tout autre champ scientifique et technique, l’énergie nucléaire dépend étroitement de ces deux systèmes.
L’espace européen de l’enseignement supérieur ou EEES :
L’EEES s’est construite en 19982, sur la base du développement de l’Europe du savoir. Au même titre que l’innovation technologique ou le progrès scientifique, le capital humain devenait un facteur de croissance à encourager. Mais en l’intégrant dans une politique économique globale, l’enseignement supérieur a été organisé en favorisant le cadre réglementaire et administratif, plutôt qu’une vraie réflexion sur les besoins de formation des populations.
Par conséquent, le résultat est un espace européen de l’enseignement supérieur (EEES)3, dont l’objectif est l’uniformisation de divers systèmes par des références et des outils communs, tels que le L.M.D.4, ou les crédits E.C.T.S5. Ce soupçon de travail en commun, qui montre plus une uniformisation du cadre, qu’un travail sur les contenus pédagogiques et les savoirs fondamentaux s’est révélé beaucoup plus délétère lorsqu’un dernier accord fut trouvé autour de l’assurance qualité, outil de régulation central dans une économie de marché. Fortement soutenu par l’Europe, une conception marchande de l’EEES6 a été élaborée, où l’enseignement supérieur est devenu un produit, qui doit se vendre, construit à travers un processus qualité.
Aujourd’hui la volonté de l’Europe de réfléchir aux domaines industriels stratégiques pour rester dans la course mondiale, tout en planifiant l’organisation de la formation universitaire en conséquence est peu convaincante. Pourtant, déjà en 19987, l’identification et le choix de tels domaines étaient pour Jacques Attali, d’une importance capitale pour le futur.
L’énergie nucléaire fait partie de ces domaines d’excellence et de supériorité industrielle française et européenne. L’ENEN (European Nuclear Education Network)8, créée en 2003 est une organisation à but non lucratif de droit belge. La France et l’Allemagne y sont peu représentées. Son objectif principal est de préserver et de développer l’expertise dans le domaine nucléaire, par l’enseignement supérieur et la formation en Europe. Depuis 2 ans la collaboration ESTA (the SMR/AMR European Training Academy) sur les SMR/AMR a été créée par 4 pays : France, Italie, Roumanie et République Tchèque pour déployer des formations en soutien aux technologies de SMR/AMR. C’est une initiative peu connue, qui mérite de prendre de l’ampleur.
Le domaine de la recherche :
Horizon Europe est le nouveau programme-cadre pour la recherche et l’innovation pour la période 2021-2027, succédant ainsi à Horizon 2020. Il constitue le principal outil de financement de l’Union européenne pour les actions de recherche, de développement et d’innovation. Mais la recherche nucléaire possède son propre instrument le programme de recherche et de formation Euratom.
Alors qu’Horizon Europe dispose d’un budget en progression de 95,5 milliards d’euros9, le programme de recherche et de formation Euratom dispose lui d’un budget global de 1,38 milliards d’euros. Le poids de l’énergie nucléaire dans la recherche européenne correspond donc à environ 1,5% !
Et ces 1,38 milliards se ventilent en 3 postes inégaux dans leur budget et actions : les activités de recherche et de développement dans le domaine de la fusion de 583 M€ ; les activités de recherche dans les domaines de la fission, de la sureté et de la radioprotection de 266 M€ ; et les activités nucléaires du Centre commun de recherche de la Commission européenne (CCRou Joint Research Center)10 de 532 M€. Bien que créé à l’origine dans le cadre du traité Euratom pour soutenir la recherche sur l’énergie nucléaire, désormais moins d’un dixième des activités de ce centre ne s’y rapportent. Il possède également 50 grandes infrastructures, dont 11 seulement concernent des recherches nucléaires, quasiment uniquement sur la sureté et la sécurité nucléaire11. Aucune n’est située en France.
Ainsi le soutien financier de l’Europe est en grande majorité orienté vers des activités de recherche sur la fusion, tandis que celles sur la fission vers la sureté et la radioprotection.
Alors que l’écosystème industriel nucléaire évolue énormément avec l’avènement des solutions durables pour l’énergie nucléaire, Euratom continue largement à ne soutenir l’innovation, que si elle traite de l’optimisation des technologies existantes. Les acteurs économiques concernés par le nucléaire du futur se sont organisés dans l’Alliance européenne des SMR, lancé en février dernier, avec la bénédiction de la Commission européenne12. Une idée commence à s’esquisser : proposer un projet important d’intérêt européen commun (PIEEC13) pour l’énergie nucléaire. En effet, un PIEEC est l’outil principal de renforcement de la politique industrielle européenne. Grâce aux aides publiques plus importantes qu’il favorise, des projets irréalisables sans ces subventions, pourraient être financés. C’est peut-être le début d’une véritable politique industrielle commune qui aurait pour objectif de soutenir un des principaux secteurs stratégiques de l’Europe, l’énergie nucléaire et ce, depuis la recherche fondamentale, l’innovation et la formation, jusqu’à l’industrialisation des projets de nouveaux réacteurs et leur exploitation. Car finalement toute industrie aura toujours besoin de salariés bien formés et la recherche d’aujourd’hui participera sans aucun doute, aux solutions industrielles de demain.
Un nouvel écosystème, à l’instar du concept de l’entreprise étendue, rendu possible par l’avènement de la 4ème révolution industrielle, mais cette fois englobant la formation et la recherche pourrait voir le jour pour l’énergie nucléaire, permettant ainsi sa durabilité et la souveraineté européenne.
Nous n’avons pas été vigilants malgré les mises en garde de certains acteurs, nous avons essayé d’être résilients en se conformant aux outils que l’Europe nous a imposés. Saurons-nous résister devant le marché à tout prix ? Serons-nous capables collectivement de réinventer notre futur en s’appuyant sur un système d’enseignement et de recherche digne de nos avancées scientifiques et technologiques et sur nos filières industrielles stratégiques et souveraines, dans une Europe qui reste pourtant notre seule solution pour l’avenir.
1 https://european-union.europa.eu/priorities-and-actions/eu-priorities/european-union-priorities-2024-2029_fr
2 https://shs.cairn.info/revue-education-et-societes-2009-2-page-29?lang=fr
3 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/eees-les-instruments-de-la-politique-46489
4 LMD : Licence, Master, Doctorat.
5 ECTS : European Credit Transfer and Accumulation System
6 https://shs.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-1-page-80?lang=fr
7 https://www.vie-publique.fr/rapport/26165-pour-un-modele-europeen-denseignement-superieur-rapport-mle-minis
8 https://enen.eu
10 https://fr.wikipedia.org/wiki/Centre_commun_de_recherche
11 https://joint-research-centre.ec.europa.eu/tools-and-laboratories/open-access-jrc-researchinfrastructures_en
12 https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/nucleaire-lalliance-sur-les-smr-devoile-sa-feuille-deroute-pour-les-prochains-mois/
Docteure en physique nucléaire, maitresse de conférences au Cnam en sciences et technologies
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Emmanuelle Galichethttps://lepontdesidees.fr/author/egalichet/
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Emmanuelle Galichethttps://lepontdesidees.fr/author/egalichet/
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