W.G. Sebald ou comment réfléchir sur la nature de la guerre
L’œuvre « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle » par W.G. Sebald sur les « raids d’anéantissement » menés par l’Angleterre sur l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale prend une nouvelle dimension avec l’agression russe de l’Ukraine depuis février 2022.
Sonya Ciesnik
W.G. Sebald, l’un de plus grands écrivains allemands d’après-guerre, est né en 1944 en Bavière. Hanté par le fait d’avoir un père qui faisait partie du Wehrmacht et par le silence lié à la guerre, l’écrivain arrivé à l’âge adulte, devient W.G. Sebald, parce que « Winfried Georg » sonnait trop comme un nom Nazi. Il s’exile en Angleterre où il devient un professeur et il consacre sa vie jusqu’à sa mort accidentelle en 2001 à une littérature qui examine de près la mémoire individuelle, collective et culturelle. Son œuvre « Luftkrieg und Literatur » (« Guerre aérienne et littérature »), publiée en 1999, est le résumé d’une série de conférences que l’auteur a données à Zurich.
Les réflexions de Sebald sur la nature de l’homme et de la guerre méritent d’être réexaminées avec la guerre menée par la Russie en Ukraine aujourd’hui. « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle » une édition publiée par Actes Sud en 2001, commence par une description du niveau de la destruction en Allemagne à la fin de la guerre : près de six cent mille victimes civiles, trois millions et demi de logements détruits et sept millions et demi de personnes sans abri. Le niveau de destruction est massif, mais plus déconcertant encore pour Sebald est le « consensus tacite, valable au même titre pour tous » que l’état d’anéantissement matériel et moral dans lequel le pays était plongé ne devait pas être évoqué. Loin de s’apitoyer de leur sort, « la destruction totale n’apparaît donc pas comme l’issue effroyable d’une aberration collective, mais comme la première étape de la reconstruction réussie » pour les Allemands.
Ce « déficit de transmission historique » n’a pas été comblé par la littérature allemande. A l’exception du roman « Le silence de l’ange » d’Heinrich Böll, seulement quelques rares auteurs ont essayé de franchir le tabou sur la destruction matérielle et psychologique qui a eu lieu dans les villes allemandes. Sebald qualifie la plupart des écrivains allemands de la période d’après-guerre comme ‘promeneurs métaphysiques’ avant d’ajouter « qu’ils exercent un métier moins dangereux que celui qui consiste à se souvenir concrètement ».
Sebald tente de discerner les lacunes lui-même en évoquant de manière explicite les effets des raids aériens qui ont eu lieu au cœur de l’été 1943. C’était durant une longue période de canicule que la Royal Air Force, épaulée par la 8e flotte aérienne américaine, effectua une série de raids sur Hambourg : « Une chaleur térébrante, dont les pilotes de bombardiers dirent qu’ils l’avaient perçue au travers des parois de leurs appareils, monta encore longtemps des amas de pierres fumantes chauffées au rouge. Alignés bout à bout, ce sont deux cents kilomètres d’immeubles qui étaient complétement détruits. Partout gisaient des corps effroyablement mutilés. Sur certains brûlaient encore des flammèches de phosphore, d’autres étaient rouge pourpre ou bruns, calcinés et réduits à un tiers de leur taille naturelle. Ils nageaient dans les flaques de leur propre graisse déjà partiellement figé ».
Pour Sebald, la souffrance de la population civile allemande est aussi présente parmi les personnes déplacées. Reprenant une histoire racontée par l’écrivain allemand Friedrich Reck, il décrit une scène quand un groupe de quarante à cinquante réfugiés tentent de prendre un train dans une gare de Haute-Bavière : « Une valise en carton tombe sur le quai, s’ouvre et répand son contenu. Des jouets, une trousse à ongles, du linge en partie brûlé. Pour finir, le cadavre d’un enfant calciné et réduit à la taille d’une momie, que la femme à moitié folle a transporté avec elle comme relique d’un passé encore intact quelques jours auparavant ». Sebald admet que la véracité de l’histoire n’a jamais été prouvée, mais qu’il ne serait pas étonné – en vue de la souffrance que la population allemande a subie pendant les bombardements des alliés- d’apprendre que c’est vrai.
Décrire la guerre
L’originalité de Sébald se trouve dans sa capacité à décrire la guerre de point de vue des Allemands, mais aussi du point de vue des Anglais. Il rappelle que le projet de « bombardements aériens illimités », approuvé depuis 1940 par la Royal Air Force (RAF) et mis en pratique depuis février 1942, avait été la source de polémiques virulentes au sein de la société britannique et même au sein des factions militaires censées mener les attaques.
Les critiques dénonçaient principalement la poursuite acharnée du programme de destruction alors même qu’il était devenu possible d’organiser des raids sélectifs nettement plus précis, ciblant par exemple des installations pétrolières et des raffineries de carburant. Evidemment les objectifs de l’armée allemande et ceux des Alliés n’étaient pas les mêmes. Lorsque l’Allemagne nazie était au sommet de sa puissance et cherchait la domination mondiale, les Alliés essayaient d’enrayer leur avancée. La machine de guerre, mise en marche, était irréversible. « Constituant une entreprise qui avait nécessité un tel investissement en matériel et en organisation […] engloutissait un tiers de la production de guerre britannique, l’offensive aérienne avait acquis une dynamique propre excluant pratiquement une baisse d’activité ou un changement de cap à court terme », écrit Sebald.
Winston Churchill, connu par son tempérament autoritaire et obstiné, paraissait étrangement soumis aux prérogatives de Sir Arthur Harris, commandant des forces de RAF de bombardement de villes de l’Allemagne nazie. Ce dernier continuait de défendre bec et ongles sa stratégie alors que son échec était évident. Pour Sebald, qui cite Solly Zuckerman, de nombreux indices paraissent indiquer qu’Harris était parvenu à la tête du bomber command parce qu’il était un homme qui croyait à la destruction et ainsi se conformait le mieux au principe fondamental de toute guerre, l’annihilation aussi complète que possible de l’ennemi, de ses habitations, de son histoire, de son environnement naturel.
Aujourd’hui, les Russes mènent la même guerre acharnée que le Troisième Reich a conduite en Europe dans les années 40. L’objectif semble similaire: la destruction massive et totale de leur ennemi. Les Ukrainiens qui reviennent dans les villes récemment libérées des Russes ont quasiment tout perdu et les services vitaux comme l’électricité et l’accès à l’eau n’existent plus. La naturalisation des enfants ukrainiens kidnappés est la norme russe, tout comme les camps de filtration, l’abus de prisonniers, les déportations vers la Sibérie et les exécutions massives. Des abus ont également été commis par l’armée ukrainienne mais comme dans les cas de l’Allemagne nazie et des Alliés, il faut revenir aux bases de cette guerre: les Russes cherchent la domination et les Ukrainiens cherchent la survie existentielle.
L’une des réflexions de Sebald les plus importantes c’est la suivante : « les catastrophes couvant pour ainsi dire sous notre main puis se déclenchant apparemment sans crier gare, dans une sorte d’expérience, anticipent le moment où, de notre histoire que nous avons crue si longtemps autonome, nous retombons dans l’histoire de la nature ». Autrement dit, les guerres font partie de l’« histoire naturelle », et les hommes succombent finalement à « l’état naturel » de détruire et de tuer les autres. Sebald n’était pas dupe de la paix la plus longue de l’histoire des guerres européennes depuis 1945 ; il anticipait le retour de la guerre sur le continent européen bien avant son arrivée.
Journaliste, revue Passages, collabore au Télégramme et à France24.
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