Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Fractures politiques, selon Pierre Rosanvallon

Historien et sociologue, titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine du Collège de France, directeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, éditorialiste associé au Monde, auteur d’une trentaine de livres, traduit en 22 langues, il est à juste titre considéré comme l’un des sociologues les plus écoutés du moment, y compris dans le monde politique (Emmanuel Macron, Valérie Pécresse, Anne Hidalgo etc.) qui font régulièrement référence à ses travaux comme une possible bouée de sauvetage. Et pour cause, outre d’être un brillant analyste de la contemporanéité, il est aussi un novateur intrépide qui aime à expérimenter de nouvelles formules susceptibles d’enrichir le champ des recherches en la matière. Il créé en 2002, « La République des idées », un atelier d’intellectuels qu’il préside. Et quelques années plus tard, « Raconterlavie.fr », autrement dénommé « le Parlement des invisibles », collection de courts témoignages, afin de raviver la démocratie, et qui donnera lieu à un ouvrage, intitulé « Le Parlement des invisibles : déchiffrer la France », publié chez Point en 2020. Afin de poursuivre cette réflexion, Pierre Rosanvallon à fait paraitre tout récemment un ouvrage très remarqué, « Les Epreuves de la vie ». « Les nouvelles géographies des fractures politiques et l’instauration d’un climat de défiance ont certes été bien documentées. Mais la nature des attentes, des colères, et des peurs dont elles dérivent n’a pas encore été déchiffrée. Cet essai propose des outils pour ouvrir et décrypter cette boite noire. Il se fonde pour cela sur une analyse des épreuves auxquelles les Français se trouvent le plus communément confrontés au quotidien ». Vaste programme en effet !

 Ces politiques qui n’ont pas forcément quelque chose à nous dire….

L’amplitude des structurations sectorielles, la verticalité intensive et excessive des décisions rend les rapports humains de plus en plus complexes, voire littéralement déshumanisés et limite inexorablement les échanges sains entre les groupes sociaux et les catégories d’individus. Le politique prenant une part importante de responsabilités dans l’ensemble des fractures qui divisent les citoyens en termes d’autonomie de principe et d’égalité des chances tout au long de la vie. Il en résulte logiquement une désaffectation des décisions utiles et nécessaires au cours des diverses expériences, qui oblitère le champ des possibles. C’est de ce point de vue, il me semble que Pierre Rosanvallon aborde l’ensemble de ces problèmes de fonds et considère à cet égard vraisemblablement la valeur des affects, tout en restant prudent sur le plan psychanalytique quant à l’utilisation souvent abusive de ce terme dont l’étendue sémantique ne se limite aucunement à une classification des appréhensions du monde contemporain dans lequel nous vivons avec et malgré nous parfois. Il en est de même pour ce qu’il nomme « les communautés d’expériences » qui d’emblée peuvent représenter un danger lié au filtre socio-psychologique en niant inconsciemment d’autres « expériences non partagées », et en augmentant certains clivages déjà existants. Là encore le politique joue un rôle sensiblement négatif en supposant naïvement que la législation délimite et encadre les différences entre les groupes humains. C’est certainement là une erreur de modélisation des principes fondateurs de notre société, (au moins depuis l’avènement de la Vème République) qui envisage que toutes les aspirations peuvent être répertoriées, exploitées politiquement (exemple peu fructueux du Grand débat national lancé par le Président Macron). D’où d’ailleurs une explosion inconsidérée des thématiques (immigration, chômage, sécurité, pouvoir d’achat, retraites, etc…) qui remplissent et gangrènent les discours de nos gouvernants sans satisfaire à de véritables réponses.  Certes il n’est rien de plus difficile que d’établir une « symbiose parfaite » entre les membres d’une communauté nationale, si toutefois cette expression a encore un quelconque sens, car en vérité elle n’existe pas réellement répondant plutôt et de manière plus réaliste à un régime idéel de la « convivence ». Et pour cause !

Le flop des flops !

« Depuis les années 80, il s’est produit un décentrement. L’élection est toujours le principal mode de désignation des candidats, mais elle n’implique plus une légitimation a priori des politiques…. Qui n’incarnent plus la volonté générale, mais seulement une majorité temporaire ». Décentrement ? Légitimation ? Qu’est-ce à dire au juste qui déjà ne relève de la suspicion ? Il faudrait creuser plus avant cette subtilité linguistique pour recouvrer une quelconque logique et établir des ponts compréhensibles entre les expériences des uns et des autres et leur ordonnancement dans un temps établi qui puisse servir à l’ensemble. Mission impossible ? Et de ce point de vue Pierre Rosanvallon ne se trompe pas en réaffirmant haut et fort que « Le but est de réduire le sentiment de distance en montrant aux gouvernés que les gouvernants les comprennent et leur ressemblent. Une politique de présence s’est substituée à l’idée du mandat. Cela correspond à une véritable attente sociale, mais le risque est que la politique se réduise à un grand miroir existentiel et qu’au lieu de construire une histoire dans le temps, elle se dégrade en un tourbillon médiatique permanent ». Dégradant en effet, dans le sens de la subtilisation rationnelle et organisée des valeurs essentielles liées aux affects et aux aspirations – à un syncrétisme de relative appartenance des attentes mises inconsidérément dans le même sac, et sans guère de discernement. « La vraie vie n’est pas dans les grandes théories ou les moyennes statistiques, il faut considérer la notion d’épreuve » qui renvoie d’abord « à l’expérience d’une souffrance, d’une difficulté de l’existence, à un obstacle qui ébranle au plus profond des personnes. Elle correspond aussi à une façon d’appréhender le monde, et le comprendre » comme en amont être en mesure de la critiquer. « Sur un mode directement sensible, et de réagir en conséquence ». Or les réactions ne sont pas toujours celles que l’on suppose niaisement, à cause de ce fameux miroir existentiel, qui rend le décryptage sociologique et politique, voire organique, particulièrement difficile, et insondable parfois dans les faits. Comment être alors en mesure et avec quels outils crédibles et efficaces, afin de dessiner une carte complète des besoins et des aspirations, qui ne peuvent se réduire quelques sondages d’opinion ? Il faut donc apprendre ou réapprendre à regarder derrière le miroir, alors que les épreuves de l’individualité et de l’intégrité personnelle, ce sont celles qui déshumanisent les femmes et les hommes, atteignent leur moi profond et peuvent menacer psychiquement et physiquement leur vie même.  « Ce sont pour l’essentiel des pathologies de la relation individuelle qui s’exercent dans un face-à-face dévastateur ». Ainsi toute la subtilité de ce présent ouvrage, tient avant tout à sa capacité à décrypter les menaces qui pèsent sur l’humain, mais plus encore les outrages qui lui sont faits (mépris, injustice, discrimination) dans une société morcelée et qui ose encore prétendre à une nation « une et indivisible ». On croit rêver !

Les Epreuves de la vie, Comprendre autrement les Français. Ouvrage coédité avec la République des idées. 224 pages, 19 euros. Le Seuil

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Ecrivain, journaliste. Chercheur-associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature de Tours.

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