Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Comment le Kitsch s’est imposé à nous

Les enjeux d’une société donnée, ne sont pas toujours tout-à-fait à la hauteur de ce qu’ils dissimulent en réalité, alors que le propre de l’Histoire n’est pas simplement d’inventorier les progrès de l’Homme, au regard de chronologies successives qui se déploient  désormais à la vitesse grand V,  au point que le vertige en soit devenu l’apanage et la seule raison d’être. Sociétés troublées, malmenées depuis au moins deux longs siècles qui n’ont cessé de croitre et décroitre, jusqu’à inverser parfois la courbe du temps (dans quel temps vivons-nous au juste ?) au sein d’une dynamique (ou spirale) sociétale dont la mémoire reste certes le creuset, mais également nichée dans une « sorte » d’anti-mémoire, dans laquelle les hommes s’évaporent au gré des générations. Or une telle suppléance « mémorielle » n’a jamais connu jusqu’à présent une telle accélération sans pour autant jouir pleinement des finalités qu’elle engendre consciemment, au point que les sociétés éclatent au fur et à mesure qu’elles tentent désespérément de se construire, mais cette-fois-ci et c’est la nouveauté, sans ne guère laisser de traces vraiment marquantes pour les futures générations qui elles, admettons-le, n’ont rien vécu « du  pire » , si l’on considère le grand vide laissé par la fin des idéologies du XXè… Vague idée de ce qui s’est produit antérieurement, reléguées au dernier rang de la pyramide ascensionnelle, afin de laisser place, plus où moins consciemment à une société plus, séduisante, extravertie, narcissique, individualiste et certainement moins guerrière, du moins en apparence.

 L’ère du vide aux tristes confins…

Depuis « L’ère du vide », publié en 1983 chez Gallimard, et devenu depuis un best-seller du genre, et « L’empire de l’éphémère », en 1991 toujours chez le même éditeur, Gilles Lipovetski, ne cesse d’interroger subtilement les avatars d’une civilisation française entre autres, dont il ressort, que si le progrès n’est pas condamnable dans les faits, il présente presque logiquement des écueils insurmontables, mais vérifiables. Aux évolutions sociales périodiques, viennent s’agglomérer, « l’ère du presque rien et je veux tout », où les communautés humaines quelles qu’elles soient viennent s’échouer malgré elles. Si l’on parle alors aisément et sans complexe de postmodernité, (concept repris par le philosophe Jean-François Lyotard dans les années 70) l’hyper modernité lui a naturellement emboité le pas, mais plus encore l’hypra modernité, ou le règne de l’ultra. Et même si cette brève évolution ne s’est pas faite sans heurts, le faible résultat produit aujourd’hui sur les masses, est alarmant, en ne dessinant rien de plus qu’un paysage lunaire dédié sournoisement à la consommation et la surconsommation outrancières, si bien que l’aveuglement collectif, en soit devenu le principal outil. 

Cesse de consommer, tu vas grossir !

Triste partition insérée dans les soubassements de la pensée critique, que le sociologue introduit d’ailleurs, plus facilement comme un préambule, qu’une véritable raison de vivre. Ainsi dans son nouvel ouvrage intitulé sobrement « Le nouvel âge du kitsch », en collaboration avec Jean Serroy, le sociologue averti s’en donne à cœur joie, non sans humour toutefois, pour décrire une société pour le moins repue…. Mais qu’en est-il au juste de ce fameux kitsch qui selon les auteurs semble envahir une société mouvante dont les repères esthétiques ont volé en éclat, conséquence de moults compromissions, aux diverses influences plus ou moins suspectes portées et encouragées par une économie vorace qui paradoxalement cherche une vaine échappatoire à une légitimité historique chaque fois remise en cause. A la séduction préliminaire succède la déception inéluctable, qui vaut pour lassitude de l’objet naïvement consommé au gré des modes, lesquelles de ce point de vue ne sont pas exemptes de responsabilité.

C’est quoi le Kitsch ?

Apparu au cours du XIX siècle, au fait de l’industrialisation et de l’urbanisation massive, le Kitsch s’est propagé à travers toute l’Europe comme une trainée de poudre, principalement dans les nouvelles classes bourgeoises dominantes de l’époque – marquant ainsi ses différences avec les classes dites moyennes. Et s’il est souvent apparenté au mauvais goût, ou à la « surcharge », il n’en demeure pas moins le symptôme d’une société en crise qui trouve sa justification (son remède), dans la recherche d’un bien être superflu, mais plus encore dans un bonheur hypothétique, où l’objet inutile est devenu roi. « Le Kitsch, c’est un fait traine derrière lui une cohorte d’images négatives. A l’évidence ces attributs sont toujours à bien des égards les siens. Ce qui ne doit pas empêcher d’observer qu’ils se déploient dans un contexte économico-social radicalement nouveau et qu’ils sont jugés d’une toute autre manière que dans le passé. Sous les apparences du toujours pareil quelque chose a radicalement changé ». Mais en quoi ce changement est-il si décisif sur le présent. Là encore les auteurs se veulent convaincants en opposant les jugements de valeur traditionnels à une finalité tout de même plus incertaine. « Lui qui était moqué par les esprits cultivés, dénoncé comme l’imposture du toc, accusé d’être l’empire du faux, et le signe de la médiocrité commerciale, le voici élevé au rang des beaux-arts suscitant une forme de sympathie complice, de sourire entendu, de bienveillance amusée, voire de nos jours, un véritable engouement ». En clair soyez kitsch, mais  plus encore scandaleux. Car en effet le fameux kitsch, ô combien disgracieux, provoque désormais le scandale un peu partout sur la planète, alors que de nombreux artistes internationaux en font également leur beurre et leur publicité en faisant exploser les prix du marché. On songe évidemment à Jeff Koons, Jan Fabre, parmi les plus connus, et qui eux jubilent en provocations de toutes sortes. « Un kitsch (finalement) proliférant et surdimensionné qui ne cesse d’ajouter du kitsch au kitsch, produisant toujours plus d’effets spectaculaires, toujours plus voyants, plus paroxystiques, plus « délirants ». Témoin d’une société désabusée mais qui continue de se la jouer grandiloquent. Ainsi ce que l’on qualifiait autrefois, abusivement comme un symptôme, n’en serait-il plus un, reniant une société pourtant malade, tout en se cachant derrière de faux préjugés et de nouveaux tabous qui n’en seraient eux aussi pas vraiment, mais qui en possèderaient les aspects récalcitrants. A ce stade il est bien difficile d’émettre un jugement objectif en la matière, c’est pourquoi cet ouvrage se veut d’ailleurs prudent dans ces argumentations. A lire cependant sans retenue…

 

 

Le nouvel âge du kitsch, Gilles Lipotveski, Jean Serroy, 464 pages, 26 euros, Gallimard

 

 

 

 

 

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Ecrivain, journaliste. Chercheur-associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature de Tours.

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