Freud, Einstein : la guerre[1], Eros et Thanatos
[1]Freud, Einstein, Pourquoi la guerre ?, Rivages, Paris, réed. 2005.
Extrait de : Les Révolutions de l’orgasme, Editions de l’Observatoire, 25 mai 2022
Magali Croset-Calisto
Deux géants de la pensée, Freud et Einstein se confrontent sur la question de la guerre, là où Eros et Thanatos ces « deux géants immortels » selon Freud, se livrent un éternel combat.
En 1932, alors que Hitler s’apprête à accéder au pouvoir tout en préparant sa future dictature nazie, la commission internationale de coopération intellectuelle de la Société des Nations (SDN), s’adresse à Einstein et Freud pour leur demander de réfléchir à la problématique du droit et de la violence, résumée sous le titre « Pourquoi la guerre ? ».
Dans sa lettre de Potsdam datant du 30 juillet 1932, Albert Einstein s’adresse à Freud pour tenter de comprendre les rouages de la nature humaine dans son fonctionnement psychique. Il pose à Freud trois questions essentielles – auxquelles le physicien apporte quelques réponses déjà – à propos de la guerre et des enjeux étatiques, sociétaux mais aussi psychologiques qu’elle engage :
- ” Existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ?
- Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ?
- Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ?“
A ces trois questions précises et révélatrices des passions nationalistes qui agissent déjà en sourdine dans l’Europe des années 30, Freud répondra par une longue lettre dans laquelle il décortique les fondements du droit, de la violence et des pulsions humaines qui les régissent ; tout en précisant dès son introduction, que pour faire face à la violence, seule « l’union fait la force » :
L’on peut rivaliser avec un plus fort par l’union de plusieurs faibles (…)
La violence est brisée par l’union, la force de ces éléments rassemblés représente dès lors le droit, par opposition à la violence d’un seul. Nous voyons donc que le droit est la force d’une communauté (…) Mais, pour que s’accomplisse ce passage de la violence au droit nouveau, il faut qu’une condition psychologique soit remplie. L’union du nombre doit être stable et durable.
Le Maître de la psychanalyse enchaîne son discours sur les différentes pulsions (pulsions de conservation et pulsions agressives) qui se jouent en l’être humain et fomentent ses actions.
Nous admettons que les instincts de l’homme se ramènent exclusivement à deux catégories:
d’une part ceux qui veulent conserver et unir ; nous les appelons érotiques — exactement au sens d’eros dans le Symposion de Platon -— ou sexuels, en donnant explicitement à ce terme l’extension du concept populaire de sexualité ; d’autre part, ceux qui veulent détruire et tuer ; nous les englobons sous les termes de pulsion agressive ou pulsion destructrice. Ce n’est en somme, vous le voyez, que la transposition théorique de l’antagonisme universellement connu de l’amour et de la haine, qui est peut-être une forme de la polarité d’attraction et de répulsion qui joue un rôle dans votre domaine. — Mais ne nous faites pas trop rapidement passer aux notions de bien et de mal. — Ces pulsions sont tout aussi indispensables l’une que l’antre ; c’est de leur action conjuguée ou antagoniste que découlent les phénomènes de la vie.
La pulsion de conservation est une pulsion de maintien de l’être, de renforcement narcissique face aux envahissements internes ou externes vécus (pulsions libidinales non canalisées, pulsions d’agression, de séduction, de destruction.). C’est aussi ce que Freud a appelé dans un texte de 1911, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques[1], une « pulsion du Moi », c’est à dire un narcissisme garant du bon fonctionnement de l’appareil psychique, prenant en compte ce qui se joue « en soi » autant que « hors de soi ». La pulsion de conservation renvoie aux liens et engage une fonction sexuelle épanouissante, là où la pulsion agressive se définit par ses excès et ses visées de décharges destructrices. Reich et Marcuse se sont inspirés de ces avancées dans la compréhension de l’être et de la civilisation pour construire leur théorie sur la sexualité.
Or, comme le rappelle Freud, tout homme (et toute femme bien-sûr aussi, les femmes kamikazes par exemple viennent illustrer le phénomène) comporte en lui une pulsion d’agression. Au vu de cela, et pour reprendre la brûlante question d’Einstein, comment faire pour « diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction » ? Comme à l’accoutumée, Freud ne s’encombre ni de tergiversations, ni d’utopisme quant à la nature humaine, il propose de considérer l’humain à partir de son « inquiétante étrangeté » (concept établi en 1919) :
Il ne s’agit pas de supprimer le penchant humain à l’agression; on peut s’efforcer de le canaliser, de telle sorte qu’il ne trouve son mode d’expression dans la guerre. (…) Si la propension à la guerre est un produit de la pulsion destructrice, il y a donc lieu de faire appel à l’adversaire de ce penchant, à l’eros. Tout ce qui engendre parmi les hommes, des liens de sentiments doit réagir contre la guerre.
Et voilà pourquoi les textes de Marcuse nous amènent directement à Freud avec lequel il n’a cessé de dialoguer à travers les espaces-temps… La réponse face à l’adversité en passe, pour les deux hommes, par les sentiments, les liens humains et les unions. Elle en passe également par le déploiement adéquat de la pulsion sexuelle et de l’Eros venant contrebalancer (de par leur créativité et effets homéostatiques) les déviances d’une pulsion d’agression mal canalisée. Notons à ce propos que le rôle des sexologues et de la sexologie dans une société en plein chaos, n’en demeure que plus essentiel… Mais ce n’est pas tout. Pour répondre aux questions soulevées par Einstein, Freud s’en réfère à la nécessité d’une présence politique et intellectuelle forte, capable d’élever les âmes autant que le sentiment d’être au monde, par le biais d’une responsabilisation individuelle, une éducation collective ainsi qu’une culture à grande échelle propice au pacifisme entre les peuples et les hommes :
Il y aurait lieu d’observer, dans cet ordre d’idées, que l’on devrait s’employer, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, à former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnés à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des masses dépourvues d’initiative.
Et de conclure :
Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.
Aussi, dans le contexte actuel d’attentats, de guerres et de pandémie qui est le nôtre, relire la correspondance entre Freud et Einstein quant aux moyens prompts à enrayer les guerres, revient à (re)découvrir les fondements psychiques de la nature humaine. Cela revient à (re)prendre conscience aussi de la nécessité de canaliser les pulsions destructrices que chacun porte en soi au profit de pulsions de vie et d’instinct de conservation à l’origine de toute société démocratique. Cependant, comme nous l’a démontré Marcuse après Freud et Marx, une civilisation éclairée peut créer ses propres malaises, barbaries et systèmes de répressions… Nous rallions alors la conclusion du philosophe allemand : seul l’Eros dans la civilisation permettra de réconcilier et transcender pulsion de mort et pulsion de vie. L’orgasme en tant que décharge psycho-corporelle – mais aussi en tant que satisfaction partagée et revendiquée par la civilisation tout entière – peut compter comme une forme emblématique de résolutions de conflits intrapsychiques permettant de déjouer les névroses collectives. Cette piste n’est pas une boutade, elle repose sur des faits biologiques, analytiques, sociologiques et politiques fort sérieux. Si sérieux même, que l’abolition des plaisirs et de toutes formes de jouissances dans les minorités et les peuples opprimés est l’une des premières mesures indéniablement mise en place par les totalitarismes de tous bords. Encore une fois, Orwell ne s’y était pas trompé…
L’instinct sexuel sera extirpé […]
Nous abolirons l’orgasme. Nos neurologistes y travaillent actuellement.[2]
Étudier, analyser, théoriser « les fonctions de l’orgasme » convoque différents champs d’application qui font de l’orgasme une problématique universelle et « totale » qui trouve son application dans les différentes approches du soma et de la psyché humaine autant que dans les interactions sociétales. S’intéresser à l’orgasme, c’est plonger indéniablement dans l’histoire des Hommes et des civilisations ; dans l’économie psychique et financière aussi (le sexe fait vendre, qu’il soit sur l’oreiller, numérique ou mécanisé) dans les intentions politiques des nations également. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, l’orgasme est un sujet brûlant et résolument révolutionnaire.
[1] S. Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, PUF, 1984
[2]G. Orwell, 1984, Gallimard, 1950.
Sexologue, psychologue, addictologue
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Magali Croset-Calistohttps://lepontdesidees.fr/author/mccalistoauteur/
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