Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

La contagion de la violence

En France comme partout dans le monde, la violence monte. Dans les villes et les campagnes jusque-là réputées « tranquilles », mais aussi au sein des familles. Fatalité de cycles historiques ? Ou résultat d’une dépendance croissante aux petits écrans ? La multiplication des « faits divers » sadiques devrait nous alerter. Que regardent donc nos enfants ?

On dit qu’il en a toujours été ainsi. Des têtes coupées, des femmes éventrées, des enfants violés. Simplement, nous n’étions pas informés chaque jour par la presse et la télévision. L’horreur, autrefois, était « indicible ». Au point que Simone Veil ne pouvait même pas raconter à son propre mari ce qu’elle avait vécu dans les camps nazis avec sa mère et sa sœur, et que nous relate 78 ans plus tard le film « Simone, le voyage du siècle ». S’ils n’avaient pas un caractère spectaculaire, les « faits divers » étaient résumés en bas de page des journaux. Les femmes tuées par leur mari ? Banal, trop banal. Grosso modo 120 par an en France. On s’étonnait que le pays des Droits de l’Homme ne parvint pas à diminuer cette statistique. Pourtant, le thème de la mobilisation contre les violences sexuelles avait été choisi en priorité par la propre épouse du Président de la République française, Brigitte Macron. Pourtant, l’Espagne, prenant « le taureau par les cornes » en créant 107 tribunaux spécialisés, instaurant une police spéciale et distribuant 100 fois plus de bracelets anti rapprochement que la France, avait réussi, elle, en moins de 20 ans, à réduire radicalement le bilan annuel des violences familiales … pour arriver à 49 féminicides « seulement » en 2019.

Décapiter des prisonniers en rigolant

Mais la violence est partout. En Russie, en Ukraine, en Chine en Afrique, mais aussi en Europe et dans des pays qui furent proches de nous. Elle est prêchée par les Islamistes, comme on le voit dans le film « La Conspiration du Caire » et comme on l’a entendu durant dix mois au long du procès hors normes de Salah Abdeslam et d’une douzaine de ses présumés complices, jugés pour les attentats terroristes qui, le vendredi 13 novembre 2015, causèrent la mort de 130 personnes au Stade de France et dans la salle de concert du Bataclan. L’écrivain Emmanuel Carrère a suivi ce procès jour après jour. Dans son livre « V13 » ( Prix Aujourd’hui 2022**) il ne relate pas seulement, avec une profonde humanité,  les réactions très diverses des victimes et parents de victimes. Celle du père qui a perdu sa fille au Bataclan et clame devant les juges « 38% des musulmans de France approuvent la décapitation de Samuel Paty…Il serait temps que les pouvoirs publics en tirent les conséquences ! … On m’accuse d’être haineux, c’est vrai, M. le président, j’ai la haine ! Et ce qui me dégoûte le plus, ce sont les parents de victimes qui, eux, ne l’ont pas, la haine ! ». Mais aussi celle des parents qui écrivent, justement « Vous n’aurez pas ma haine ». L’auteur l’avoue « Les bras m’en sont tombés ». Mais à travers ses portraits de « Français ordinaires » confrontés à la tragédie, court une réflexion sur le Mal. Confronté au choc de la barbarie, Carrère, qui est écrivain de gauche et grand reporter pour l’Obs., reste, confie-t-il, « pantois » – comprenez : très profondément et durablement bouleversé. La vidéo de revendication de l’Etat islamique après les attentats a beau avoir été « expurgée de son atrocité » pour être diffusée au tribunal, elle est d’une violence qui lui parait totalement inédite. On y voit « les neuf lions du califat », futurs kamikazes de Paris, s’entraîner dans un désert à décapiter des prisonniers en rigolant. La propagande nazie ne montrait pas Auschwitz, se souvient Carrère. La propagande stalinienne ne montrait pas le goulag. La propagande des Khmers rouges ne montrait pas le centre de torture S21. La propagande, normalement, cache l’horreur. Ici, elle l’exhibe. » Et d’appuyer le trait : « L’Etat islamique revendique le sadisme. C’est sur le sadisme, l’exhibition du sadisme, l’autorisation d’être sadique qu’il compte pour convertir ».

Piller nos cerveaux

Mais comment en est-on arrivés là –  à la jouissance collective du sadisme ? S’agit-il d’un phénomène historique récure, mais que l’on n’osait pas, jusque-là, exposer et décrire ? Ou bien notre siècle de l’image, et particulièrement des images de sexe et de tueries, a-t-il développé, dès l’enfance, une tolérance puis un appétit de violences ?

Dans son livre « Apocalypse Cognitive » qui lui valut aussi, en 2021, le Prix Aujourd’hui **, Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’Université de Paris et membre de l’Académie nationale de Médecine, lançait un cri d’alarme : comment le pays de Louis Pasteur, Pierre et Marie Curie et tant d’autres scientifiques de premier rang mondial a-t-il pu tomber si bas ? Certes, la France n’est pas la seule victime d’un « pillage en règle » de nos cerveaux par les écrans qui captent notre attention et d’abord celle de nos enfants. Mais elle l’est bien davantage que d’autres pays européens. Alors que notre espérance de vie a prodigieusement augmenté tandis que notre temps de travail diminuait, pourquoi consacrons-nous si peu de temps à la culture et aux sciences ? Au sortir de la première guerre mondiale, un ministre français, le Nobel de physique Jean Perrin, qui avait obtenu du gouvernement radical socialiste d’Edouard Herriot un budget de 5 millions de Francs pour la création d’une « Caisse Nationale des Sciences », prédisait « Dans quelques décades, si nous consentons au léger sacrifice nécessaire, les hommes libérés par la science vivront joyeux et sains, développés jusqu’aux limites de ce que peut donner leur cerveau… »

Certes, le monde a changé. Les « écolos » ne sont pas les seuls à mettre en cause la surpopulation et les pollutions croissantes. Bronner récuse cependant un « prétendu bon sens populaire qui se plait à croire que les siècles passés furent plus sains que les nôtres ». « La qualité de l’air que nous respirons s’est beaucoup améliorée par rapport aux dernières décennies, démontre-t-il. En France tout du moins, la disparition des centrales charbon a conduit à une réduction radicale du SO2 ( Dioxyde de soufre) responsable des pluies acides qui défrayèrent la chronique durant les années 1980. On peut en dire autant pour le plomb et le calcium… ».

Seulement voilà : notre niveau intellectuel baisse !

Car le « temps de cerveau » que l’humanité aura mis des milliers d’années à libérer est désormais consacré aux téléviseurs, ordinateurs, tablettes et smartphones. En dix ans, 30% de la disponibilité mentale des 2-4 ans ont ainsi été absorbés par les écrans. Chez les pré-ados de 12 ans, cette emprise atteint 4h40 par jour. Chez ceux qui approchent de l’âge adulte, elle équivaut à cent jours complets en une année ! Cent jours ! Estimons-nous donc heureux que de grandes puissances comme la Chine – qui impose à ses adolescents une limite de 3 heures par semaine maximum devant les écrans – n’aient pas encore profité de notre dépendance : pour coloniser entièrement les cerveaux de nos enfants. En attendant, comment ne pas voir que cette soumission conduit non seulement à une baisse du niveau intellectuel, mais à une violence accrue ?

 

 

**Le Prix Aujourd’hui, créé il y a 60 ans par les éditorialistes Jean Ferniot et Jacques Fauvet, récompense un ouvrage historique ou sociologique. Depuis dix ans, il est doté, par le mécène François Pinault, de 50 000,00 Euros. Vincent Tremolet de Villers, du Figaro, vient de succéder à Christine Clerc à la présidence du jury.

Christine Clerc est journaliste et écrivain. Son dernier livre, « Domenica la Diabolique » ( Editions de l’Observatoire), retrace l’histoire de la collectionneuse criminelle dont la prestigieuse collection Walter- Guillaume ( 160 tableaux impressionnistes et fauves ) est exposée au Musée de l’Orangerie.

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Journaliste et écrivaine

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