Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Pourquoi condamner la Première Ministre à ce marathon électoral?

Qu’un chef de gouvernement, désigné par le président de la République, doive en plus recevoir l’onction du suffrage universel en se faisant élire député, ce n’est nullement la règle de la Vème République. En demandant à Elisabeth Borne d’aller se présenter dans la 6ème circonscription du Calvados, Emmanuel Macron avait donc une autre idée en tête.

On le sait : même si le quinquennat a modifié les équilibres prévus lors de la naissance de la Vème République, le poste de Premier ministre reste épuisant. Même si Macron 2 se révèle encore plus omniprésent que Macron 1 et si, en dépit de ses « Je vous ai compris », le Président centralise les pouvoirs à l’Elysée, où le seconde son inamovible Secrétaire général Alexis Kohler, Matignon reste, jour et nuit, en première ligne. Crise de l’hôpital et de l’école, réforme des retraites, augmentation de l’insécurité, inflation des dépenses, accélérée par la guerre d’Ukraine, revendications salariales …Jamais, depuis Raymond Barre, confronté sous le règne de Giscard à la fois à deux chocs pétroliers, à la crise de la sidérurgie et à une inflation record (plus de 15% en 1974), le métier de Premier ministre n’avait été aussi stressant. Et ce n’est pas Jean Castex, qui fêtera bientôt ses 57 ans et un repos très mérité en famille dans sa maison de Vic Pézensac après 22 mois à Matignon et pas moins de 350 visites de terrain à travers la France, qui dira le contraire. « Madame, confiait-il à Catherine Nay (JDD) au moment de quitter son bureau aux boiseries dorées, j’ai eu mal à l’estomac pendant deux ans ! » Car la responsabilité de chef du gouvernement, ce n’est pas seulement de diriger l’appareil gouvernemental et de contrôler l’Administration « qui ne suit pas toujours », note Castex. C’est de s’imposer devant le Parlement. Ce qui exige, note le prédécesseur d’Elisabeth Borne, de « beaucoup s’investir en contacts humains » : en organisant des petits déjeuners sur tous les projets. En allant voir les députés dans leur circonscription, qu’elles soient en banlieues, dans les grandes villes ou dans les campagnes. En répondant aux questions au gouvernement avec le respect dû à tous les chefs de groupes parlementaires. Bref, en mettant « de l’huile dans les rouages »… et en même temps, en veillant jour et nuit à  ce que « ça  marche avec le Président » !

 La polytechnicienne Elisabeth Borne a acquis elle aussi une grande expérience, dans les milieux de gauche comme de droite, en  passant par de nombreux postes de responsabilité : conseillère technique aux cabinets de Lionel Jospin puis de Jack Lang, directrice de  la SNCF, directrice générale de l’urbanisme à la Ville de Paris du temps de Bertrand Delanoë, préfète de la région Poitou-Charentes puis directrice du cabinet de Ségolène Royal ( ministre de l’Ecologie) avant de devenir Ministre de la Transition Ecologique puis Ministre du Travail dans les gouvernements d’Edouard Philippe puis de Jean Castex…Quel parcours ! Presque comparable à celui de son prédécesseur…sinon qu’elle n’a pas été, elle, maire, conseillère départementale et présidente de région. 

 Il lui manquait donc la consécration d’une élection. Mais était-ce le moment de partir en campagne dans le Calvados – à près de 3 heures de route de la capitale ? En pleine crise internationale, le rôle d’une Première ministre n’est-il pas d’abord de garder la maison et de faire face aux incendies, aux inondations et aux colères qui la menacent de toutes parts, tandis que le Chef de l’Etat, encore président de l’Europe jusqu’à la fin juin, doit, lui, affronter les crises internationales qui risquent de mener à la guerre ? On s’étonne de ce choix. On se souvient que ni Georges Pompidou, Premier ministre du général de Gaulle durant six ans, ni Raymond Barre, le « meilleur économiste de France » qui tint à Matignon durant quatre ans sous la tutelle tâtillonne de Giscard, ni Dominique de Villepin, le flamboyant troisième Premier ministre de Chirac n’étaient élus lorsqu’ils furent désignés. On ne se souvient pas que le Président les ait alors contraintes à se soumettre au suffrage universel : selon la constitution de la Vème République, ils tenaient leurs pouvoirs non des électeurs mais du chef de l’Etat, élu par une majorité de Français. On s’étonne donc de ce paradoxe : un jeune président s’emparant progressivement des pouvoirs dans tous les domaines – tandis que le fondateur de la Vème République fixait le cap, s’occupait de politique étrangère et d’indépendance de la Nation et, pour le reste, faisait confiance à son Premier ministre –  un jeune président, donc, entend que sa Première ministre, dont la nomination a dépendu de lui seul, se soumette cependant au suffrage universel. N’est-ce pas l’obliger à quitter trop souvent son poste ? Lui imposer une épreuve épuisante ?  Celle de Matignon, dont le locataire peut être réveillé à 2 ou 3 heures du matin une nuit d’accident ferroviaire, de guerre ou d’attentat, l’est déjà assez. Raymond Barre et Michel Rocard avaient 56 et 58 ans lorsqu’ils durent interrompre leur tâche pour être hospitalisés. Presque tous les autres, de Pierre Mauroy, nommé à 53 ans, à François Fillon (53 ans) et Jean-Pierre Raffarin (54 ans) sortirent épuisés de « l’enfer de Matignon ». Or, Elisabeth Borne a 61 ans. C’est une femme énergique, mais les années comptent double à Matignon. Macron doit le savoir, même si son jeune âge et son exceptionnelle résistance l’empêchent de prendre conscience des fragilités de celles et ceux qui l’entourent. Alors pourquoi contraindre sa Première ministre à faire campagne, au moment même où Jean-Luc Mélenchon, qui prétend se faire nommer « Premier ministre de la France », juge inutile de se présenter auparavant aux législatives ?  Pourquoi, sinon pour distraire l’attention de la presse et des électeurs … comme l’a déjà fait le maître de l’Elysée en faisant attendre trois semaines la nomination de son gouvernement ? S’agirait-il de retarder le moment où le pays, ayant élu la majorité que souhaite Emmanuel Macron, ouvrira les yeux et découvrira la gravité des enjeux ? Habile, trop habile calcul.

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Journaliste et écrivaine

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