Le Pont

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Obsessions antisémites et suicide de la philosophie

On pourrait croire que la philosophie connaît aujourd’hui un moment de grâce : elle est assez abondamment publiée, elle s’invite à la radio, elle a ses magazines, elle se pratique dans les cafés, etc. En vérité, la philosophie, dans ses exigences les plus hautes, est honnie ; le mot n’est pas trop fort. Pourquoi une telle détestation ? S’engager à répondre à cette question présente l’intérêt de devoir (re)définir ce qu’est la philosophie. Cette question est au cœur de la philosophie même, car il en va de la définition de la pensée, ce propre de l’homme. 

Si la philosophie est haïe de la sorte, c’est parce que la pensée elle-même, que la philosophie pousse à son plus haut niveau, est haïe. Ainsi faut-il conclure que l’homme porte en lui une haine de soi, en tant que ce soi est précisément porteur de pensée : il faudrait pouvoir se défaire de sa pensée, tout en la conservant afin de pouvoir jouir de l’acte purificateur. Mission impossible. L’homme a su inventer toutes sortes de stratagèmes pour tenter de surmonter cet impossible. Ce livre s’arrête sur ceux qui sont de notre temps : efforts d’engloutissement de la culture intellectuelle dans la culture du corps (dite culture physique), soumission de la pensée à l’esthétique… Ou encore : déconsidération des activités les plus hautes de la pensée, noyées dans des tourbillons de discours se revendiquant tous comme également autorisés, quand bien même les fondements ne sont pas examinés. La prolifération des théories du complot n’est qu’un des nombreux effets de cette attaque contemporaine menée contre la pensée. Dans ce maelström, la démocratie perd son sens et sa valeur, tandis que la narration historique se trouve relativisée, devenant, entre autres, la proie des négationnistes, et tandis, aussi, que les discours scientifique et philosophique se trouvent taxés de complicités avec les pouvoirs et la domination. Notre grille de lecture du monde en devient biaisée et particulièrement agressive, alternant entre revendications vociférantes du droit aux différences et levée désespérée de l’étendard d’un universel abstrait qui viendrait résoudre les oppositions inévitables. Ce qui n’est pas entendu, c’est la parole philosophique fondant le sens de ce que le philosophe Hegel a appelé l’universel concret : celui mis en acte par la raison, qui tient la diversité sous l’unité. Or, chose curieuse que Haine de la pensée et Obsessions antisémites ne manque pas d’interroger : même la philosophie a, pour une grande part, dans le prolongement de sa citrique du sujet et de la raison, rompu avec ce sens de l’universel concret et s’est mise à jouer, avec force contradictions, le jeu des différences. Y aurait-il un suicide de la philosophie ? Et si oui, comment le comprendre ?

L’image se trouve au centre de nos sociétés : autre façon de congédier la pensée. C’est qu’il n’y a pas d’image de la pensée, mais que des corps et, sur le fond, aujourd’hui, ce sont ces derniers qui nous intéressent. C’est ainsi dans l’image, aujourd’hui, que les hommes cherchent l’attestation du réel et la révélation de la vérité, mettant en cause, en même temps que la parole scientifique et la parole philosophique, la parole des témoins. Notre rapport aux images est devenu extrêmement sophistiqué, fonctionnant dans un système qu’il convient d’appeler « le système des trois images » : la « belle » image de soi, la « laide » image de l’autre (autre abîmé, autre victime…) que l’on se complaît à regarder avec commisération, et l’image du « tout » autre, qui existe pour qu’on s’en détourne, image effroyable de l’effroyable : de l’homme déshumanisé, mort-vivant, homme devenu méconnaissable servant à endosser la « réalité de l’impossible ». Ce « restant » d’homme, c’est le résultat de notre violence par laquelle nous détournons la haine de soi en direction de certains autres servant donc à incarner, dans le peu de corps et de vie qui leur reste, la vérité de notre condition, à savoir que la seule possibilité de se « nettoyer » tout à fait de sa pensée, ce n’est pas de jouir comme pur corps, mais de mourir. 

Si l’on regarde l’histoire, il est facile de constater que de toutes les haines que les hommes ont pu déployer les uns à l’encontre des autres, il en est une particulièrement persistante et assez bien partagée : la haine des juifs (judéophobie, antisémitisme, antisionisme). Pourquoi ? Que représente le Juif, dans les consciences, qui en fasse le honni « de service » ? Cette question, l’ouvrage établit clairement qu’elle ramène à la première, à savoir : pourquoi l’homme éprouve-t-il une telle détestation de sa pensée ? C’est que la haine de la pensée et la haine des Juifs se superposent : ce que l’homme trouve dans la première, qui l’empêcherait d’exister dans une fantasmatique jouissance narcissique de lui-même (une identité définitive et pleine), il l’associe aux Juifs, jugés responsables de la « chute ». C’est que l’essentiel du message juif, que le livre rappelle avec précision, consiste en un appel à l’humanité : celui de l’exigence éthique d’un dépassement, à renouveler sans cesse, de la tentation narcissique qui conduit les hommes à la violence, tant individuelle que collective. Ce message invite au « passage » : du soi de la conscience à celui de la raison, du point de vue du particulier à celui de l’universel concret, de l’enracinement géographique au temps de l’histoire… Le judaïsme est cette parole qui enjoint à sortir de sa stricte particularité (qui sépare) et à devenir un singulier parmi les autres, dans une relation de respect.

Mais si la philosophie et le judaïsme partagent ce sens de l’universel concret qui leur vaut à tous deux d’être des objets de haine, comment comprendre alors que l’antisémitisme se soit insinué dans la philosophie ? Nous parlions d’un suicide de la philosophie. L’idée n’est pas à exclure et vaut la peine d’être analysée, mais elle ne permet pas d’aller au fond du phénomène : une bonne part des universités, dans le monde, semble au contraire voir dans la parole heideggerienne un moment d’accomplissement de la parole philosophique. Haine de la raison et obsessions antisémites dont le sous-titre est La Philosophie pervertie met en évidence combien il est nécessaire de revenir au commencement de l’histoire de la philosophie pour comprendre comment elle a pu en arriver là, à savoir à voir surgir, non pas un (ou des) philosophe(s) antisémite(s), mais une philosophie antisémite ! Le livre nous amène à saisir ce point étonnant, à savoir que la figure du sophiste qui constituait pour la philosophie un réel péril est aujourd’hui remplacée par celle du Juif : pour la philosophie, l’entrée dans la modernité, à laquelle elle doit pourtant son acte de naissance, à savoir sa sortie du temps des sages inspirés, est en même temps celui de tous les dangers, notamment celui de sa disparition dans le flot de la parole publique. Se tenir sur la crête, entre le versant de la mystagogie et celui du bavardage n’est pas chose facile et la tentation peut être grande, aujourd’hui, de ranimer, contre le bavardage, la parole mystique des anciens sages. En quoi le Juif serait-il donc également une figure de la modernité, sur lequel tant d’hommes, dont bon nombre de penseurs, font converger leur haine parce que leur rejet de ce à quoi celle-là les expose, à savoir, pour parler vite, à ce que le philosophe Kant associait aux Lumières et qui est l’entrée dans la véritable majorité.

 

Professeur de philosophie, Nikol-Nicole Abécassis vient de publier Haine de la raison et obsessions antisémites, la philosophie pervertie.

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