Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

La santé à vif, un plaidoyer de Jean de Kervasdoué*

Le ton incisif de l’ancien directeur des Hôpitaux au ministère de la Santé montre assez sa colère. Ce n’est pas la première fois qu’il l’exprime, abordant sans tabou, depuis plusieurs décennies des sujets sur lesquels la France a perdu son rang, par idéologie ou immobilisme : aujourd’hui, dans notre pays la santé est rationnée et non pas généreusement offerte à tous comme on le prétend.

En allant plus loin, l’auteur démontre que ce rationnement mal compris favorise des frustrations ; que la dissimulation des disfonctionnements et l’absence de projet engendrent une perte de confiance. Toutes entrent dans le lot de ces plaies sociales qui frappent partout. À savoir les obscurantismes et même la délinquance. Comment n’a-t-on rien vu venir ? Comment a-t-on accepté et répété le malthusianisme dans le recrutement des soignants, la dévalorisation de leurs professions alors que le besoin se mesurait clairement ? Par l’éclatement de la famille, le vieillissement de la population (quiconque est né aujourd’hui sera vieux dans trois quarts de siècle !) … Plusieurs ouvrages de Jean de Kervasdoué le disaient déjà.

 

L’essai est rangé comme un dictionnaire en chapitres courts et contient une liste de propositions. Avec pour première recommandation : déjouer le sens de ce que Jean de Kervasdoué appelle les « mots de l’empire du bien » c’est-à-dire vertueux (EGALITE, REFORME, PRINCIPE DE PRECAUTION, PREVENTION, VERITE) et afficher la réalité (IMMOBILISME, DEFICIT, ROLE DES MARCHES, POUVOIRS, IMPUISSANCE, ADMINISTRATION).

 

Ne pas amalgamer les domaines : celui qui relève de l’Etat et celui de la médecine – ce que les médias et le discours politique font incessamment-. Qui peut connaitre exactement leur interdépendance quand depuis 1968 il s’est accumulé des dizaines de « Loi Santé » chahutées par des dizaines d’échéances électorales ? Et enfin : faut-il légiférer tout le temps ? L’organisation de la santé est une affaire à porter à bout de bras pendant 50 ans dans la continuité et non sur tout ou partie d’un quinquennat. Et la démographie autant que l’aménagement du territoire y ont leur mot à dire !

 

Essayons de lister quelques chapitres.

 

UN DESTIN MEDICALISE : Tout le monde veut y croire ! Jamais les progrès de la médecine n’ont été aussi brillants, en revanche, jamais l’appétence d’un « bien être absolu » n’a été aussi forte et … nuisible, car impossible. La vie n’est pas un long fleuve tranquille ; la fatigue, la douleur, l’accident, la vieillesse sont aussi inéluctables que la mort… L’information médicale en accès direct sur internet brouille l’image du médecin-seul-à-savoir et les médecines « parallèles » n’ont jamais eu autant de succès. Preuves du désir de « santé parfaite » !

 

STABILITE, LIBERTE, COMPLEXITE : Les soignants seront toujours tiraillés entre des injonctions contradictoires. Toujours sentiront-ils des limites à leur liberté… Dans leur monde, stabilité et ambiance consensuelle seront illusoires. Le système qui garantit la stabilité est celui qui est fossilisé. Tandis qu’ils revendiquent une qualité de vie, « comme tout le monde », les médecins se sentent peu considérés, d’autres personnels géographiquement relégués voient s’ajouter à leur tâche des heures de transport. On veut leur offrir des projets qui n’ont rien de novateur…

 

EGALITE et SANTE, PREVENTION : Les ministères seraient bien inspirés de regarder vers les grandes entreprises pour ce qui est de définir pour chacun des acteurs une feuille de route, des objectifs chiffrés et d’évaluer et comparer les résultats. L’égalité vis-à-vis de la santé commence très loin : par l’hérédité, le niveau d’éducation des mères. Elle continue par la prévention : la promotion de la sobriété, la lutte anti-tabac, l’alimentation (action de l’École publique) ; l’organisation d’activités sportives et/ou conviviales dans la commune, la facilitation d’un cadre de vie agréable (action de l’administration locale). Autant de sujets qui ne relèvent en rien de la médecine elle-même. Et où les Français seront rebelles car ils n’aiment pas être bridés…. Même un Etat totalitaire ne saurait maitriser un enfer hygiéniste ! On peut cependant tenir à jour des statistiques au niveau de l’Etat d’espérance de vie à différents âges en différentes régions, ne pas mentir et en tirer les conséquences pour alerter les représentants locaux et leur laisser l’initiative. Reste à traiter de l’égalité des soins disponibles : le domaine de la médecine intervient avec sa haute compétence mais demeure la décision « d’en haut ». Admettre que « oui, il y a des hôpitaux, comme des orchestres, meilleurs que d’autres » dans des secteurs précis.

 

REFORME :  Il en faut, sérieusement et vite. Par exemple :

Rémunérer décemment les généralistes dont la tâche est de connaitre le patient et de coordonner les soins ; avec une part de forfait par patient.

Former une classe intermédiaire entre médecins et infirmiers qui puisse prendre l’initiative de quantité d’interventions (niveau Bac +5 – tel le Master avant le Doctorat -) comme dans beaucoup d’autres professions, ce qui ouvrirait une perspective de carrière à plusieurs milliers de personnes, ceux-là mêmes dont nous avons le plus grand besoin. Comme l’a montré l’épidémie de Covid. Il faut réagir vite car les épidémies sont imprévisibles et ne connaissent pas les frontières.

Ne pas jouer sur la proximité d’un établissement comme essentielle alors qu’une foule de raisons font qu’on peut se rendre plus facilement ici qu’ailleurs selon les cas ; donc pas de cette « carte des soins » (comme il y a la « carte scolaire » !) défendue évidemment par les élus locaux pour « sauver » leurs établissements et leur réélection. Et fermer les petites structures hospitalières peu actives pour renforcer les plus grandes qui sont débordées.

À l’hôpital, décharger les médecins de l’administratif qui les disqualifie et « pour s’adapter au contexte local, laisser l’hôpital recruter avec un contrat de droit privé ». C’est le cas déjà pour le cancer et dans certains pays.

 

BESOIN : « Les besoins humains, s’ils existent au-delà des nécessités vitales sont aussi indéfinis que peu hiérarchisés ». Autrement dit individuels. Il faut être clair : satisfaire ses besoins parce que c’est « gratuit » ne peut amener qu’à des désillusions et sûrement un parcours du combattant et… au déficit public…  La réponse possible à un « besoin » est limitée dans la pratique.  Comme les considérations philosophiques ne seront pas entendues, la réponse de l’acteur politique sera de le dire clairement : refuser de comprendre les contraintes économiques, démographiques et institutionnelles est dangereux. Immoral sera aussi pour le politique de céder à des lobbies.

 

INNOVER se heurte au malheureux principe de PRECAUTION : Tout est dit dans l’introduction : « On invente en France et on innove ailleurs ». La recherche fondamentale est pauvre. La mise en route d’un remède est semée d’embuches ; elle s’éternise. Le coût en est énorme. Qui paye ? Les vertueuses oppositions à la recherche au nom de la protection des animaux, de l’horreur des OGM etc. ont fait s’exiler de brillants novateurs, accueillis ailleurs dans des conditions très avantageuses… Le principe de précaution, principe de peur, est dangereux car il est lié à l’appréciation d’un seul ou de masses manipulées par un lanceur d’alerte… Et on se retrouve à aller acheter ailleurs ce qui aurait dû se trouver chez nous.

 

MEDECINE LIBERALE : Le terme suppose liberté d’installation, de tarif, de choix pour le patient : rien de tel avec les exigences de la « gratuité » et de l’égalité. Encore plus sûrement pour les hôpitaux. La classification des activités est redoutée, elle est pourtant souhaitable pour amener le changement… Le désert médical lorsque la population se raréfie est loin d’être aussi désolé qu’on le dit. Le discours médiatique recherche l’émotion à partir de quelques cas particuliers et peu d’objections lui en sont faites par une autorité reconnue. Les médecins « isolés » sont-ils consultés sur leurs revenus et leur qualité de vie ?

Mettre en français des bases de données où le médecin (qui n’a pas le temps de lire 1000 publications en anglais par semaine) ira trouver ce qu’il cherche.

 

VERITE : Le droit de savoir, d’où le droit de mourir dignement. Or on a toujours su l’importance de la relation médecin-patient. Quelle vérité ? Et à quel moment ? Difficile réponse qui exige une longue expérience du soin, la connaissance du patient et son environnement. Le législateur suppose que le patient comprend la réponse qui lui est donnée. L’« information » n’est-elle pas plutôt réclamée par des « usagers » de la médecine, des associations de défense autoproclamées ?… Droit de mourir ? La fin de vie échappe au médecin, puisqu’il a travaillé toute sa vie à l’empêcher. Or on lui demande de la favoriser. Elle bouscule l’exigence thérapeutique à laquelle le soignant est formé… Et sa conscience… Comment ainsi légiférer ?

 

KERVASDOUE Jean de, LA SANTE A VIF, édité par Humensciences DEBAT

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