Le wokisme, un « isme » de trop ?
Jean-Luc Favre Reymond
Apparu principalement sur les campus américains des universités de l’Ivy League aux abords des années 2010, ce que l’on nomme désormais communément « le wokisme », a désormais franchi les frontières outre atlantique pour progressivement s’implanter dans toute l’Europe, y compris en France, avec des réactions souvent contradictoires, voire incisives, comme en témoigne un récent colloque organisé à l’Université de la Sorbonne le 7 et 8 janvier 2022, par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, le Collège de philosophie, avec le soutien du Comité Laïcité République , en présence du Ministre de l’Education Nationale, Jean-Michel Blanquer et intitulé à propos, « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Vaste programme en effet !
Passé simple du verbe anglais « to wake », la traduction française « Se réveiller » semble plus comestible et exploitable pour ses nombreux sympathisants ou autres défenseurs, qui désigne un ensemble de contingences et de postures intellectuelles « signifiant la conscience des injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles, religieuses ou de toutes formes de discrimination et mobilisé à leur sujet ». A cet égard, cette pensée militante aux origines Afro-américaines aurait véritablement émergé au siècle dernier sous la plume de l’activiste Marcus Garvey, mais également parmi les antis esclavagistes du XIXème siècle.
Aujourd’hui le terme a profondément muté pour signifier plus amplement, la lutte anti raciste, le réchauffement climatique, et les combats pour l’égalité femmes-hommes. A première vue rien de vraiment pernicieux dans la volonté individuelle et collective d’adopter ce type de positionnement, mais qui vaut également pour « revendication identitaire », et qui mesure un ensemble d’alertes sociales, identifiables et quantifiables. D’où l’engouement en France depuis une dizaine d’années pour le wokisme particulièrement répandu dans les sphères intellectuelles et universitaires. Or cette propagation symptomatique et incertaine, si l’on en croit les observateurs qualifiés, recouvre cependant quelques dangers quant à la radicalisation des discours engagés pour affirmer un corps de différences déjà amplement connu et analysé depuis des décennies avec cette fois-ci et en arrière plan, la tentation « d’une véritable rupture identitaire » non larvée, juxtaposant un refus de l’échange et du dialogue sur un distinguo plus national valant pour équilibre des données transmises. Sans toutefois tomber dans l’exagération paranoïde, on peut quand même s’interroger sur la place de ce vocable au sein de « l’universalisme républicain » dont les multiples définitions pour la plupart s’opposent d’emblée à toute idée de « ségrégation » et de « séparation ».
Le fameux « vivre ensemble » introduit en son temps par Ernest Renan et qui délimite en amont le caractère souverain de la nation française, eut égard de son adaptabilité dans une société largement mondialisée, et toujours en mutation, dont les équilibres identitaires semblent rompus depuis une bonne quarantaine d’années, faute par nos gouvernants successifs d’impliquer des programmes plus explicites ; quitte à produire des remous. Or débattre en toute liberté, des problèmes relatifs à l’évolution d’une société constitue bien le socle de la démocratie, à condition toutefois d’en reconnaître les mérites et les attributions dans un climat porté par la pacification des intentions, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, si l’on en juge les oppositions politiques farouches entre droite et gauche, impliquant par la même occasion de nouveaux clivages et de nouvelles fractures pour le moins préjudiciables, face à un phénomène dont l’analyse ne prétend pas dégager les conséquences à court ou moyen terme, mais plutôt d’en définir les troubles.
Quid de la théorie des genres ! Le pas qu’il ne faut pas franchir…
Qui convoque à son tour de nombreuses disciplines, l’éthique, l’esthétique, la linguistique, la géographie, le droit, l’histoire, la philosophie, la littérature, jusqu’aux neurosciences sociales, pour désigner un ensemble de recherches jouant là encore d’insipides polémiques autour de l’inégalité des sexes, sans avoir la prétention facile de gommer les différences biologiques entre les deux sexes en opposant à tort ou à raison le concept Nature/Culture, comme c’est souvent le cas dans ce type de débat, afin de justifier un modèle de représentations qui ne soit pas seulement l’apanage d’un militantisme outrancier, voire littéralement sectaire, mais plus justement en introduisant une « géométrie flottante et variable» des différences afin de mieux nous éclairer. De ce point de vue spécifique, les exemples au quotidien ne manquent pas d’alimenter régulièrement des instrumentalisations politiques via les courants de l’extrême droite et de l’ultra gauche, qui visent à concevoir et à prôner des attitudes peu susceptibles d’apporter des réponses viables sur un sujet qui pourtant reste délicat et dont l’histoire retrace toutes les difficultés antérieures, à commencer par l’Ecole de la République, au même titre d’ailleurs que le monde du travail, moins enclin désormais à forger des différences, là où précisément elles n’existent plus ou peu. Gare cependant à nier trop rapidement la question de l’attribution sexuelle en créant de faux écarts au sein d’une « logique normative » pas toujours appropriée au caractère « sacré » de l’individualité, plus que du groupe, en instituant un jeu de rôles ou des rôles, souvent mal interprété et mal défini. On se souvient au passage de la formule célèbre de Simone de Beauvoir, « On ne nait pas femme, on le devient », mais comme on pourrait dire aujourd’hui sans guère de difficulté de genre, « On ne nait pas homme, on le devient ». Mais de quelle femme et de quel homme parle-t-on au juste ? Car il existe de fait un nombre incalculable d’exceptions (la question des transgenres par exemple) qui ne confirment pas la règle. Attention là encore à « l’objet commun » parfois trop restrictif dans sa compréhension. L’anthropologue Françoise Héritier en appelle quant à elle et de manière plus légitime à « la valence différentielle des sexes », et si toutefois les théories freudiennes jouent encore un rôle déterminant, comme en acceptant le fait que « la différence des sexes n’existe pas dans l’inconscient ». « La sexualité étant tout autant liée à une représentation mentale, sociale ou subjective, qu’à la différenciation anatomique ». Affaire de connexions donc, comme le soulignent les récent travaux de Ragi Verra ou bien encore ceux de la neurobiologiste Catherine Vidal. On peut également citer l’éminente spécialiste, Lise Elliot. Pour la France, c’est le Haut Conseil de l’Egalité entre les femmes et les hommes qui en 2016 a proposé la définition suivante : « Le genre est le système de normes hiérarchisées et hiérarchisantes de féminité masculinité. Ces normes sont différentes, construites en opposition et valables dans une culture donnée, une époque donnée. Ce système produit des inégalités entre les femmes et les hommes ». Un vrai charabia admettons-le et pour le coup très incomplet ! Mais qui renvoie et là ce n’est pas tout à fait inutile, aux travaux entrepris par la chercheuse Laure Bereni qui distingue quatre grands piliers :
1/ Le processus de construction sociale des rôles sexués.
2/ La dimension relationnelle du concept de genre qui recouvre également l’étude des rapports sociaux entre les femmes et les hommes.
3/ Les rapports de pouvoir, la hiérarchie, et l’asymétrie entre les sexes.
4/ « L’intersectionnalité » des rapports de genre qui sont imbriqués dans les autres types de rapports sociaux.
« L’intersectionnalité », qu’est-ce à dire au juste ?
Dans un même ordre d’idée et pour creuser plus avant notre proposition, il est important de citer « l’intersectionnalité » comme un marqueur potentiel. Proposé par l’universitaire américaine Kimberlé Williams dans les années 90, et qui suppose « des personnes subissant plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société donnée » et qui englobe désormais toutes les formes de discrimination existantes dans tel ou tel contexte social en vertu de liens opérants et connus qui se « connectent » entre elles et en partant du principe clé que les différenciations sociales quelles qu’elles soient ne sont jamais tout à fait cloisonnées mais inter réagissent entre elles selon certaines circonstances et certaines époques. Là encore rien de vraiment sinueux, au sein d’une discipline qui reste amplement ouverte aux investigations et parfois justes d’ailleurs. « Les catégorisations sociales sont des constructions arbitraires de l’histoire et de la langue et qu’elles contribuent peu à une compréhension de la manière dont les personnes inter réagissent avec la société ». Et c’est peut-être dans cet axe que se situe la vraie problématique L’histoire elle-même rend difficilement compte des éléments distinctifs qui permettent son élaboration (dont la lutte des classes fait partie) à contrario de faits historiques dûment prouvés (le droit de vote des femmes en France et dans le monde) sans pour autant justifier de leur emprise sur un plan spécifiquement sociologique, même s’il ne s’agit pas à ce stade d’un manquement mais plutôt d’une omission alors que la notion d’inégalité supporte mal les empirismes. On parlera alors de « complexité intercatégorielle » qui admet des différences clairement établies dans le champ sociétal, même si l’on voit très vite où cela peut mener aujourd’hui. On songe notamment au cyber militantisme dont on connaît les malheureuses dérives d’un côté comme de l’autre (glottophobie, transphobie, islamophobie, séparatisme culturel), …
La Cancel Culture, ou la culture de l’attrape nigaud !
Que l’on désigne en français, comme culture de l’effacement ou culture de l’annulation qui consiste « à dénoncer publiquement dans le cadre de leur ostracisation, les individus, groupes, ou institutions responsables, d’actes, de comportements comme de propos perçus comme inadmissibles. » Avec là encore son chapelet de controverses véhémentes, et dont la finalité la plus perceptible s’apparente à une sorte « d’auto-justice » condamnant de facto, tous individus échappant aux procédures légales et autres positionnements similaires. En clair restons correct ! Or on sent bien en apparence les dangers d’une telle combinatoire qui à son tour revendique aisément un certain « sectarisme de fait », et que l’on peut logiquement apparenter à une forme violente de censure arbitraire quant à la libre circulation des idées. Ce à quoi la France n’est pas prête de se plier. C’est ce qu’affirme d’ailleurs l’éminente sociologue Nathalie Heinich, en observant objectivement que ce concept n’est guère adapté à notre pays et opère certains troubles très perceptibles quant à ses justifications improbantes. On peut cependant affirmer si que la Cancel Culture provoque des débats permanents au sein de certaines sphères, elle demeure finalement très limitée et n’affecte en rien ou peu nos institutions dont la tolérance opère à l’inverse d’une certaine culture fort américanisée et dont les aspects souvent insolubles ne constituent en rien un « paramètre de valeurs », même si toutefois la vigilance s’impose quant à la propagation de telles idées qui puisent leurs ressources dans une vision tronquée de l’idéal commun.
Un pas vers l’obscurantisme ?
L’obscurantisme ne doit pas pour autant et d’où qu’il provienne motiver nos craintes, car ce n’est pas d’aujourd’hui que les concepts anglo-saxons tentent de s’implanter maladroitement sur notre territoire et dans un certain sens il est assez heureux que des échanges de cette nature traversent les continents eut égard des histoires qui leur sont propres, (la convergence de certaines idées, n’implique pas nécessairement leur adoption) mais c’est aussi dans ce sens que la prudence s’impose face à la toute puissance des médias, de l’internet mondialisé, et de l’emprise de plus en plus flagrante des réseaux sociaux. On constatera cependant et sans jugement partial aucun, que le « wokisme » et la « Cancel Culture » sont finalement des attrapes nigaud de plus mais qui traduisent un malaise réel dans la société française, dont « l’identité française » reste au cœur du débat.
A lire sur le sujet
« Le voyant d’Etampes », Abel Quentin, 380 pages, 20 euros, Editions de l’Observatoire
Helen Pluckrose et James Lindsay, Le Triomphe des impostures intellectuelles, 380 pages, 23 euros, H&O éditions
Identité, « Race », liberté d’expression, sous la direction de Rachad Antonius et Normand Ballargeon, 396 pages, 12, 99 euros, Presses de l’Université de Laval
Jean-Luc Favre Reymond est un écrivain, journaliste, chercheur associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature de Tours (France).
Ecrivain, journaliste. Chercheur-associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature de Tours.
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Jean-Luc Favre Reymondhttps://lepontdesidees.fr/author/jlfavreauteur/
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