Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

L’écartèlement de la zone euro

En mars 2018, à Berlin, Mark Rutte, Premier ministre des Pays-Bas, a déclaré que l’Europe n’était pas « un train que l’on ne peut pas stopper vers le fédéralisme ». Il s’est opposé avec vigueur à l’idée d’un budget spécifique à la zone euro et à la proposition de créer un poste de ministre des Finances de la zone euro. Pour lui, l’urgence est de réduire les déficits et la dette dans chaque pays membre de la zone et de réduire le budget 2021-2027 de l’Union à vingt-sept à la suite du départ du Royaume-Uni. Il est hors de question que le Nord de la zone euro prenne en charge les dettes du Sud.

La position néerlandaise est partagée à mi-voix en Allemagne et par de nombreux autres pays nord-européens. Les ministres des Finances de huit pays du Nord (Danemark, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Suède, Pays-Bas et Irlande) ont publié un communiqué commun le 6 mars 2018 dans lequel ils déclarent qu’une « Union économique et monétaire plus forte nécessite avant tout des actions décisives au niveau national et une conformité totale vis-à-vis des règles communes ». Les mêmes pays rappellent qu’il faut d’abord limiter les risques financiers au sein de l’Union bancaire avant de les mutualiser. Olaf Scholz, chancelier allemand depuis décembre 2021, partage complétement cette analyse. Sa rencontre avec Emmanuel Macron le 26 octobre 2022 lui aura permis de mettre à nouveau les points sur les i.  

Pour les pays du nord de l’Union européenne, il ne peut pas y avoir de financement des dettes du Sud par le Nord. Pour eux, l’Union européenne et la zone euro n’auraient pas besoin de réformes systémiques. De plus, le populisme ne serait qu’un problème passager et tout sera réglé si tous les pays européens équilibrent leurs comptes publics. Enfin, la puissance économique de l’Allemagne et des Pays-Bas est sans zone d’ombre et les excédents de balance commerciale de ces deux pays attestent leur capacité à s’imposer dans le monde de demain.

Il y a deux failles gravissimes dans le raisonnement à la Rutte, au-delà des financements exceptionnels que l’Europe a dû mettre en place en 2020-2022 pour faire face à la crise du Covid-19 et aux conséquences de l’invasion russe en Ukraine en février 2022.

La première faille est que la vague populiste ne baisse pas. Après la consolidation de l’AFD, en Allemagne en septembre 2017, et la poussée de la Ligue du Nord et du Mouvement Cinq Étoiles, en Italie lors des élections de mars 2018, Viktor Orban a triomphé lors des élections législatives hongroises en avril 2018 et à nouveau en avril 2022. Les démocrates de Suède ont augmenté de près de cinq points leur score aux élections législatives de septembre 2018 par rapport à 2014, à près de 18 % des voix : en Suède (!), qui ne connaît pas de crise économique, mais sous l’effet de l’immigration. Ils ont à nouveau progressé lors des élections de septembre 2022. Et Vox est devenu la troisième force politique en Espagne lors des élections législatives du 10 novembre 2019. En France, lors des élections législatives de juin 2022, les populistes de gauche et de droite ont réalisé des percées notables. Et la coalition des droites populistes a remporté les élections du 25 septembre 2022 en Italie. Giorgia Meloni a succédé officiellement à Mario Draghi le 23 octobre 2022, le jour de la confirmation du pouvoir absolu de Xi Jinping en Chine. Draghi dirigeait l’exécutif italien depuis février 2021.

Les populistes, mais aussi beaucoup d’Européens pro-Europe, rejettent l’Europe sans frontières et l’ouverture au commerce international sans réciprocité, notamment à l’égard des États-Unis et de la Chine. Ils attendent une politique crédible face à l’immigration débridée et au maintien d’un chômage élevé, notamment chez les jeunes dans les pays du Sud et particulièrement en France, Italie, Espagne et Portugal, sans parler de la Grèce. Plus l’Europe attend pour traiter les questions de l’immigration et du chômage massif des non ou peu qualifiés, et plus le risque d’une explosion populiste incontrôlée devient possible[1].

La deuxième faille est qu’en dépit des excédents extérieurs mirobolants de l’Allemagne et des Pays-Bas jusqu’en 2021 – la crise énergétique de 2022 ayant réduit ces excédents -, l’Europe s’effondre relativement à la Chine et aux États-Unis dans la guerre numérique. Il n’y a pas de grandes plateformes numériques en Europe, y compris en Allemagne et aux Pays-Bas, face aux Gafamn (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Netflix) et BATHXD (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi et Didi Chuxing). Et si l’Europe dispose de chercheurs brillants en intelligence artificielle, ceux-ci vont de plus en plus travailler pour les Gafamn.

De fait, l’Union européenne est devenue une colonie numérique américaine pour la gestion de ses données et le champ d’affrontement des géants numériques chinois et américains dans l’intelligence artificielle et la 5G. Le RGPD, règlement général sur la protection des données personnelles, mis en œuvre à partir du 25 mai 2018 dans l’Union européenne, est une arme de développement en faveur des Gafamn qui ont, plus que tous leurs concurrents potentiels, les moyens de le mettre en œuvre et d’en faire un argument marketing de leur développement ! Le RGPD est une occasion perdue, car il fallait imposer que le stockage et le traitement des données soient intégralement réalisés sur le sol européen, ce qu’il ne fait pas. Une fois de plus, l’Union européenne réglemente sans vision stratégique ni volonté d’affirmer ses intérêts puisque la Commission européenne a accepté en 2022 de brader les données européennes aux Gafamn contre du gaz (accord entre Biden et Von der Leyen en 2022) !

Dans le même temps, la zone euro est frappée d’une division nord-sud entre pays industriels exportateurs du Nord et pays du Sud ayant perdu une part significative de leurs capacités de production industrielle et les emplois qui vont avec, la France ayant connu la plus forte désindustrialisation des pays du Sud depuis l’an 2000, sous l’effet de la démobilisation du pays au moment de la mise en œuvre des trente-cinq heures, en 2000-2002, qui a cassé l’éthique du travail. À titre d’illustration de cette évolution divergente, l’industrie manufacturière représente moins de 10 % du PIB en France, contre 20 % du PIB en Allemagne. Chaque emploi industriel génère un (à un et demi) emploi supplémentaire dans les services tandis que l’industrie est partout le fer de lance des exportations et de la recherche et développement. Le divorce industriel entre le nord et le sud de la zone euro n’est pas un problème technique mais une question éminemment stratégique et politique.

Le Covid et la crise énergétique de 2020-2022 ont continué d’affaiblir la zone euro dont le poids dans le PIB mondial est passé de 15,4% en 2018 à 15,1% en 2021 et vraisemblablement 14,8% en 2025 contre 23,5% pour les Etats-Unis et 20% pour la Chine cette année – là. Non seulement les ressources énergétiques de la zone euro sont limitées mais la productivité du travail retrouve à peine son niveau de 2019 au début de 2023 tandis que la population âgée de 20 à 64 ans baisse depuis 2012 au rythme de 0,2% par an, un rythme annuel de baisse qui va plus que doubler dans la deuxième moitié des années 2020.

Dans un environnement de prix élevé de l’énergie et de taux d’intérêt croissant afin de lutter contre l’inflation, il sera de plus en plus difficile de maintenir le pouvoir d’achat des ménages et de financer l’accélération de la transition énergétique. Sauf règlement politique du conflit entre la Russie et l’Ukraine, il est vraisemblable que la situation économique et budgétaire de la zone euro sera complexe à gérer, au moins au cours des années 2023-2025, surtout si le maintien de prix élevés de l’électricité et du gaz devait entraîner une baisse durable de la production industrielle de la zone.

Les problèmes stratégiques et existentiels de la zone euro ne sont pas derrière mais devant elle.

 

[1] Déjà, en Italie, le rejet initial par le président de la République, Sergio Mattarella, du gouvernement proposé par Giuseppe Conte en mai 2018, au motif qu’il proposait un ministre des Finances eurosceptique, Paolo Savona, a conduit les leaders de la Ligue du Nord et du Mouvement Cinq Étoiles à attaquer violemment les institutions et le Président italiens. S’ils durent néanmoins changer de ministre des Finances, la remise en cause des institutions s’affirme. Même si Salvini a provoqué la chute du gouvernement italien en août 2019 – le Mouvement Cinq Étoiles s’alliant au Parti démocrate pour former un nouveau gouvernement –, la Ligue a obtenu un score historique lors des élections regionales en Ombrie en octobre 2019, confirmant son implantation nationale aux élections européennes de mai 2019 (34 % des voix).

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Universitaire, économiste, professeur émérite, CNAM.
Auteur du "Libéralisme stratège" aux Editions Odile Jacob.

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