Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Qu’est-ce qu’un enfant de salaud ?

Sorj Chalandon, « Enfant de salaud », 329 pages, 20 euros, Grasset

C’est certainement l’un des ouvrages les plus dérangeants et déconcertants de cette avant dernière saison littéraire, et qui n’est pas passé inaperçu ; « Enfant de salaud » du journaliste Sorj Chalandon qui officia durant plus de trente-quatre ans auprès du quotidien Libération, avec une plume souvent acerbe et aujourd’hui au Canard enchaîné, avec la même fougue et la même persuasion intentionnelle. Également ancien grand reporter il a reçu le prix Albert-Londres en 1988. Auteur à ce jour d’une dizaine de romans, tous parus chez Grasset, et multiples fois récompensé par de nombreux prix littéraires parmi les plus prestigieux, Prix Médicis, Une promesse, 2006, Grand prix du roman de l’Académie française pour Retour à Killibegs, 2011 et prix Goncourt des lycéens pour le Quatrième Mur, 2011. Un palmarès particulièrement édifiant reconnaissons-le ! Juste retour d’un talent qui affirme ses idées haut et fort, sans jamais renier aucunement les sources d’une imagination qui se veut plus réaliste que flamboyante, encore que !

 Qu’est-ce qu’un enfant de salaud ?

Une expression qui n’a forcément rien d’élogieux, voire littéralement insultante pour celui qui la reçoit en plein visage, tantôt comme un reproche, tantôt comme une sombre fatalité. « Traitre », « collabo », « vendu » ou autres artifices linguistiques apparentés, et qui ne laissent aucun doute sur leur provenance. L’enfant de salaud s’il n’est pas le promoteur d’actes répréhensibles ou bien alors délictueux, serait-il finalement une victime ? C’est possible en effet ! Et dans le cas présent les faits sont vérifiés à la loupe. Un véritable cauchemar pour le découvreur laborieux, en charge de sa propre survie ! Un père menteur, affabulateur des causes incertaines, mystificateur de l’histoire personnelle ; autant le dire un père un peu fou. Une histoire inventée sournoisement réinterprétée, transmise en sourdine à qui veut bien l’entendre et croire qu’elle existât réellement ; tout gober en somme d’un seul trait sans rien renier de l’existant. Des faits, rien que des faits, des témoignages et des rapports de police de l’époque figurant au registre des condamnations, lors d’une des périodes les plus sombres de notre histoire où des milliers de français ont choisi le mauvais camp. Celui de la honte.  Un fils ahuri et trompé qui met les pieds dans le plat, des années plus tard, à travers une souffrance morale difficilement contenue, un supplice presque, avec en arrière-plan l’idée de dire la vérité et la rendre publique, sans vraiment se soucier des véritables conséquences. Écrire la vérité n’est jamais simple surtout lorsqu’elle vous concerne directement. Il y a inévitablement des risques et des retours fâcheux, parfois, y compris au sein de son entourage proche quand il existe encore.

  « Mon père est un salaud, j’en sais quelque chose, je l’ai vécu ».

 Ainsi pourrait commencer l’histoire de ces deux hommes, le père et le fils dans un sombre brouhaha de l’histoire familiale remise en cause. Le dossier de la Cour de justice de Lille, qui lui était consacré, était conservé aux Archives départementales du Nord sous la cote 9W56. J’ai pu l’ouvrir le 18 mai 2020, six ans après sa disparition. Grâce au travail, à l’attention et à la délicatesse de Mireille Jean, directrice des Archives, et de son équipe.  Le père lui est déjà mort. A Lyon le 21 mars 2014, interné à l’hôpital psychiatrique de Vinatier – à l’âge de 92 ans. Un internement finalement qui n’a rien anodin, et qui succède à des décennies de hantise pour l’intéressé que certains qualifieraient volontiers de « petit malfrat », juste cela, engouffré dans les méandres d’un espoir vain courant après deux pays et sans jamais se raviser, l’Allemagne et la France, jouant ici sur tous les tableaux de l’incompréhension et du désastre mortifère. Quel camp choisir alors, lorsqu’un pays est proprement vaincu, coupé en deux par un sombre traité, et dont les cicatrices morales ne laissent parfois que des traces moribondes dans une mémoire ternie par la défaite. Lui, le presque traitre, le presque collabo, qui raconte à son jeune enfant des histoires qui n’existent que dans son esprit meurtri. L’enfant lui croit vraiment que son père est un salaud, un beau salaud ! Le fils n’est pas un imbécile, il connaît parfaitement le sens de l’histoire. C’est d’ailleurs souvent lui qui l’écrit. Waffen SS, Légion Charlemagne ou Tricolore, le NSKK, Nationalsozialistische kraftarkorps ou Corps de transport national-socialiste. La Russie, Berlin et son triste Bunker, et puis la Résistance, accidentelle ou volontaire, le Parti communiste etc… « Il a sauvé des gens mais il ne me l’a jamais dit ». Le fils a remué le tas de fumier. Il s’est plongé lui-même dans le pire désarroi. Il n’en dort plus la nuit, il en veut à son père. « Pourquoi m’as-tu menti ? Franchement je ne méritais pas cela. Etre ignorant de ma propre Histoire. Ton Histoire, notre Histoire, avec un grand H. Et maman ? ».  « Pendant des années j’avais accepté de te suivre pour ne pas te contrarier, te blesser, t’obliger à te réfugier encore plus loin dans ce monde imaginaire. Tes mensonges étaient pour moi une question de survie. Mais pour moi, ils étaient ton couloir de la mort. C’est pour ça que j’ai voulu t’imposer la vérité. Et tant pis si te démasquer, c’était nous condamner tous les deux ».

 Klaus Barbie un loup solitaire et un meurtrier impardonnable !

C’est à la suite d’une instruction lancée dès 1983 par le juge Christian Riss, avec trois chefs d’inculpation, la rafle de l’Union Générale des Israélites de France, le 9 janvier 1943, la raffle des enfants d’Izieu le 6 août 1944, le dernier convoi ayant quitté Lyon pour Auschwitz le 11 août 1944 – complété par un arrêt datant du 20 décembre 1985 pour actes d’arrestation, torture, et déportation des juifs et de résistants pris isolément, que s’ouvre officiellement le Procès Klaus Barbie le 19 mai 1987 devant la Cour d’assises du Rhône, jusqu’au 3 juillet 1987 qui aboutira à la réclusion à perpétuité du prévenu, devant plus de 900 journalistes présents. 113 associations et particuliers se sont portés partie civile. Des juges, André Cerdini, président de la cour d’assise, des procureurs, Pierre Truche, assisté de son adjoint Jean-Olivier Viout, des avocats célèbres ou non qui vont s’affronter durant plusieurs mois, pour ne citer que Jacques Vergès, Serge Karfeld, et Roland Dumas, et évidemment des victimes rescapées, dont les récits individuels ou collectifs selon les circonstances feront froid dans le dos et qui démontreront que la barbarie n’a guère de limites en ce monde. On ne naît pas salaud, on le devient ! Et le fils est là, il fait partie de la cohorte journalistique – mais le père également, à l’affût du moindre témoignage et de ses innombrables confusions, des gestes contrits et des paroles meurtries par le poids du passé. Tortures, humiliations, sont aussi au banc des accusés. Admire-t-il pour autant Barbie ? Le père le fait croire, le fils n’ose guère s’interposer, c’est un enfant de salaud, il le sait désormais. Un dialogue de sourds s’entonne, les reproches du second, les certitudes du premier, dans une cacophonie, qui ne porte pas de nom, si ce n’est celui de la rancune ou bien de l’incompréhension. Le fils découvre, le père qui maintient son récit, dans une violence verbale particulièrement inouïe. Le fils aime-t-il encore son père ? Au cœur d’un schéma de contradictions qui laisse penser que cette guerre-là aura eu des revers inédits et à peine croyables. Ce roman en témoigne dans un style à portée de tous mais qui fait mal à la conscience et « aux corps blessés ».

 J’ai reçu la résistance en héritage !

 « J’appartiens moi-même à une famille de résistants, Auguste Mudry, médaillé de la résistance française, Croix de guerre. Philodin Mudry, son frère torturé et exterminé, au château de Hartheim en Allemagne, à l’âge de 24 ans, Médaillé de la résistance, Fernand Utille, mon oncle, arrêté par dénonciation, torturé, et fusillé au Col du Saint Bernard en Savoie, à l’âge de 32 ans, Mort pour la France, mon père, Croix du combattant, né en 1924, engagé volontaire dans la section d’élite des Éclaireurs Skieurs prénommée SES. Je porte en moi depuis l’enfance, les gênes du combat et de la meurtrissure. A moi, on ne m’a pas menti ! Je n’ai donc pas souffert d’un leurre inaudible à l’entendement. Je sais d’où je viens et je sais aussi maintenant où je vais. Ai-je la haine pour autant ? Et bien figurez-vous que je n’en suis pas sûr. En lisant ce roman d’une seule traite sans jamais m’arrêter, j’ai même éprouvé de la compassion pour ce père indigne et j’ai tenté aussi maladroitement, mais non sans respect toutefois, de me mettre dans la peau du fils floué. Aujourd’hui au moment où j’écris ces lignes, je n’éprouve rien. Un grand vide s’est installé en moi. Presque un soulagement. Pourquoi ? »

 

Plus de publications

Ecrivain, journaliste. Chercheur-associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature de Tours.

Articles liés

Réponses