Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Russie, Ukraine : la guerre et les identités nationales

La guerre, avec toutes ses horreurs, est un profond professeur de réalité.  En à peine plus d’un mois, l’invasion de l’Ukraine a modifié non seulement l’image de l’Ukraine et de la Russie aux yeux du monde, mais aussi celle que chacun de ces deux pays a de soi-même – et, au-delà de leur image, leur essence même.

La Russie a perdu en un instant le réseau de soutiens dont elle disposait en Occident (ou du moins la part de ce réseau qui fondait son soutien sur des convictions et non seulement sur des intérêts).  L’idée, longtemps mise en avant par l’ancienne chancelière d’Allemagne Angela Merkel, d’une « interdépendance » entre l’Europe et la Russie, bénéficiant également aux deux mondes, est enterrée.  Celle, reprise par une partie de l’opinion de droite, selon laquelle le pouvoir russe serait un rempart de l’identité occidentale contre la décadence de gauche et le péril musulman, n’a pas non plus résisté.

La Russie a cessé d’être vue en Occident comme un cousin proche, qui a bien quelques particularités liées à son histoire et à sa situation périphérique, mais qui fait fondamentalement partie de la famille.  Elle est désormais vue comme elle se voit elle-même depuis au moins le quinzième siècle (malgré l’existence d’un courant europhile minoritaire) : comme une ennemie civilisationnelle .

Après que Constantinople fut tombée en 1453, peu après avoir tenté un rapprochement avec Rome, les Eglises slavoniques construisirent un récit identitaire qui faisait d’elles le dernier rempart de la pureté chrétienne.  L’Occident, dans ce récit, est la source d’une corruption existentielle, qui cherche toujours à menacer cette pureté.  Ce n’est qu’à cette époque que le mot « Russe » – hérité d’un Etat disparu depuis deux siècles et qui avait trouvé un nouveau sens, purement religieux, pour désigner les populations priant en slavon – a connu une nouvelle évolution et commencé à désigner une ethnicité.

Cette structure mentale (encore accompagnée ou non, selon les personnes, de son origine religieuse) a défini l’identité russe jusqu’à nos jours.  Pour prétendre voir dans la Russie une alliée civilisationnelle, il faut refuser d’écouter ce thème constant, répété d’Ivan le Terrible jusqu’à Poutine : l’Occident est corrupteur, nous sommes les purs, nous ne devons pas écouter ses sirènes.

L’invasion de l’Ukraine a par ailleurs ouvert les yeux d’Occident sur des vérités longtemps dissimulées à propos de l’organisation militaire et économique de la Russie.

L’armée russe s’est montrée extraordinairement peu performante.  Elle avait, au moment de l’invasion, une nette supériorité en matériel, mais a fait preuve de quatre faiblesses qui réduisent à néant cette supériorité.

  1. Une complète désorganisation logistique : les colonnes de chars s’arrêtent en rase campagne, faute de carburants. Les soldats vont voler ou quémander de la nourriture chez l’habitant ;
  2. Des soldats sans motivation, à qui l’on n’a pas même expliqué pourquoi ils se battent et qui ne le font donc que par obligation, sans enthousiasme ;
  3. Une absence totale d’imagination tactique. L’armée russe ne sait plus réellement faire la guerre : elle procède à de courtes opérations dans des territoires de petite taille, sans ennemi organisé.  Poutine a envoyé en Ukraine des troupes de choc, qui savent impressionner une population désarmée avec une capacité de feu limitée, mais dont la capacité manœuvrante est nulle dans un environnement de guerre mouvant et prolongé.  Lorsque la guerre s’est prolongée, les commandants russes n’ont jamais trouvé la parade.  Plus gravement encore, ils ont montré qu’ils n’avaient pas les ressources intellectuelles qui leur auraient permis de la chercher ;
  4. Une nette infériorité dans les communications et les technologies de l’information. Faute de capacité à collecter et analyser les données, les Russes ne sont jamais parvenus, malgré la qualité de leurs pilotes et leur supériorité en nombre d’appareils, à dominer l’espace aérien ukrainien.  Les communications russes sont massivement écoutées par l’armée ukrainienne et l’inverse n’est pas vrai.

Tout cela constitue un désastre complet pour l’image de l’armée russe.  Cela réduira ses perspectives de ventes d’armes et, plus généralement, à l’influence géopolitique mondiale de la Russie.  Mais ce n’est encore rien à côté des failles structurelles que le monde a pu observer dans la société et l’économie russes.

La société russe a définitivement perdu toute unité.  Une grosse minorité, principalement composée de diplômés de moins de 40 ans, est parfaitement lucide sur la nature du régime.  Elle est en train de quitter la Russie par dizaines de milliers, aggravant encore le manque de cerveaux et le manque de jeunes du pays.  La majorité, cependant, semble soutenir le régime, y compris dans son évolution récente vers un modèle purement fasciste avec monopole de la presse, contrôle totalitaire des moindres paroles, répression de masse.  Ces deux Russies n’ont plus rien à se dire.

L’économie était la grande fierté de Poutine, qui avait lancé un programme de « substitution aux exports » et de développement des industries nationales.  Ce programme vient de montrer qu’il n’est qu’une collection de villages Potemkine : de belles usines, qui importent la majorité de leurs composants d’Occident et les assemblent en Russie avant d’y ajouter un petit drapeau.  Avec les sanctions occidentales, les pièces viennent à manquer et les châteaux de carte s’effondrent l’un après l’autre.

Face à chaque réalité sordide que la guerre a fait apparaître en Russie, on peut placer une bonne surprise venant d’Ukraine.

Le pays que l’on disait irrémédiablement divisé linguistiquement, religieusement et politiquement s’est uni dans le combat contre l’envahisseur.  Si les Français avaient été aussi braves et unanimes en juin 1940 que les Ukrainiens l’ont été en mars 2022, beaucoup d’entre nous auraient aujourd’hui plus de fierté.

Le pays dont on pensait la culture politique faite exclusivement d’intrigues et de corruption – et il est parfaitement exact que son économie, héritée des privatisations des années 1990, reste dominée par un petit nombre de milliardaires – a montré qu’il savait établir un lien direct et transparent entre les gouvernants et le peuple.  Il a porté à sa tête le premier véritable héros du vingt-et-unième siècle, prêt à sacrifier sa vie pour préserver l’esprit de défense chez ses concitoyens.

La corruption ukrainienne, dont on faisait tant de cas, n’a manifestement pas empêché la mise en place d’une armée bien approvisionnée, tactiquement inventive, qui a établi une supériorité incontestée dans le domaine des communications et des technologies de l’information.

Plus profondément encore, l’invasion de l’Ukraine a fait renaître une différence, issue de longs siècles, entre les cultures politiques ukrainienne et russe.   Au Moyen Age, la Rus de Kiev, ancêtre de l’Ukraine, se distinguait des grands-duchés de Vladimir et de Moscovie, ancêtres de la Russie, par ses institutions pluralistes et proto-démocratiques.  Elle avait des paysans libres, non des serfs.  Un clocher dans les villes appelait les hommes à débattre des questions du jour sur la place publique ; mais dans les grand-duchés militaires de l’Est, il n’y avait pas de débat et tout remontait à un homme.

Cette distinction des cultures politiques s’était estompée avec les siècles à la suite de l’inclusion presque continue, depuis 1654, des anciennes terres libres d’Ukraine dans le domaine du Tsar. En un mois, elle est redevenue une ligne de partage essentielle.  Le pays des frontières, après son agression, a définitivement choisi son camp : celui de l’attachement au débat et à la liberté d’expression qui est au cœur même de l’identité occidentale.

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