Le Pont

La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. – Hannah Arendt

Retour sur Albert Memmi

Regard sur le grand intellectuel, insuffisamment reconnu, penseur de la colonisation de du racisme. Son « Journal de guerre » est un témoignage poignant et bouleversant.

Albert Memmi, nous a quittés aux abords de sa centième année, le 22 mai 2020. J’ai eu quant à moi la chance de rencontrer à plusieurs reprises au cours de l’année 2007, cet intellectuel quelque peu atypique, voire volontairement hors du temps – répondant au souhait de mon ami Emile Malet, directeur de la revue Passages, afin de réaliser un entretien pour sa revue et avec lequel j’entretins par la suite une correspondance féconde. Personnage hospitalier, mais peu bavard, si ce n’est méfiant, au regard particulièrement sombre et aux propos toujours très mesurés, Albert Memmi, ne laissait pas ses hôtes indifférents, tant la force et la précision de sa pensée, portait en elle, un constant devenir, mais profondément marqué par les vicissitudes d’une époque non révolue et demeurant au cœur d’une contemporanéité soumise à l’interrogation et au désir probant de vérité. Il nait le 15 décembre 1920 dans le quartier de la Hara à Tunis, capitale de la Tunisie placée sous protectorat français. Son père François Memmi est artisan bourrelier d’origine juive Italienne, sa mère Marguerite Sarfati, juive Sépharade est analphabète.  Dès son plus jeune âge, Albert se distingue par de fortes capacités intellectuelles. A sept ans alors qu’il est entré à l’Ecole de l’Alliance Israélite Universelle, il devient rapidement le meilleur élève de sa promotion. Quelques années plus tard il obtient son baccalauréat, puis poursuit un cycle d’études de philosophie à l’université d’Alger. En 1942-1943, il fait l’expérience des camps de travail qui le marqueront en profondeur. En 1944, il reprend ses études en France, à Paris et s’inscrit à la Sorbonne pour préparer son agrégation. Au terme de ses brillantes études il enseignera au Lycée Carnot de Tunis, puis à l’ecole Pratique des Hautes Etudes, à HEC à l’université de Nanterre et de Washington. Il sera fait Docteur Honoris Causa de l’université Ben Gourion de Néguev. En 2004, il reçoit le Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie Française, pour l’ensemble de son œuvre écrite en français. Naturalisé français en 1973.

Le colonisé est-il une victime ?

Mais Albert Memmi, malgré une carrière professionnelle bien remplie, demeure avant tout un écrivain et un penseur, comme en témoigne son premier ouvrage, « La Statue de sel », publié en 1953, par Corréa, et préfacé par l’illustre Albert Camus,  l’auteur a tout juste trente-trois ans, et qui se veut « l’illustration d’un espace et d’un temps historique, en rapport avec la colonisation française en Afrique du nord, le narrateur cherche « à se dire », et à dire l’autre, d’où cette coexistence des communautés diverses, une mosaïque sociale où les conflits sont exacerbés, illustrés par des relations ambiguës, d’attirance et de rejet, d’amour et de haine ». Mais il faudra cependant attendre 1957, lors de la parution chez Buchet/Chastel, du « Portrait du colonisé, précédé de portrait du colonisateur » avec une préface de Jean-Paul Sartre, pour que l’auteur nous révèle l’ampleur de son talent de prosateur et de penseur exclusif de la colonisation. « Lorsque le colonisateur, affirme dans son langage, que le colonisé est un débile, il suggère que cette déficience appelle la protection. D’où sans rire – je l’ai entendu souvent – la notion de protectorat. Il est dans l’intérêt du colonisé qu’il soit exclu des fonctions de direction, et que ces lourdes responsabilités soient réservées au colonisateur (…) En fait ce qu’est vraiment le colonisé importe peu au colonisateur. Loin de vouloir saisir le colonisé dans sa réalité, il est préoccupé de lui faire subir cette indispensable transformation. Et le mécanisme de ce repétrissage du colonisé est lui-même éclairant » (Revue Esprit, décembre 2006). Une formulation incisive cela va de soi, mais qui vaut aussi pour un avertissement. Et que Nietzche interprète en ces termes dans l’Antéchrist, « Là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin ». En clair la « volonté de puissance s’accroit aussi par l’adversité des forces dont elle est constituée, ou décroit en cherchant cependant toujours d’autres moyens de s’affirmer ».

Le racisme ne sera jamais qu’un symptôme de l’exclusion !

Dans son ouvrage intitulé « Le Racisme », (Folio, Gallimard, 1994), l’auteur va plus loin encore dans l’expression des différences, dont l’originalité consiste à dégager des schèmes d’interprétation qui ne soient précisément pas sujettes à caution, en considérant des états successifs d’élaboration différentiels et effectifs sur le plan des enjeux humains et humanisants. « Le racisme prétend toujours utiliser quelque différence pour en tirer profit » affirme l’auteur, ou bien encore, « Le racisme est la valorisation généralisée, et définitive de différences réelles ou imaginaires au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime afin de justifier ses privilèges ou son agression ». Or le processus victimaire, s’il en est renvoie toujours à la figure du bouc émissaire, telle qu’à pu la définir un René Girard (Le livre de poche, 1986) entre autres, et qui perçoit en amont l’idée de l’incidence sacrificielle dans tout processus de domination, et de négation de l’altérité en jouant sur la vulnérabilité acquise de l’oppressé. « Le désir de violence porte sur ses proches, il ne peut s’assouvir sur eux sans entrainer toutes sortes de conflits, il faut donc le détourner vers la victime sacrificielle, la seule qu’on puisse frapper sans danger, car il n’y aura personne pour épouser sa cause ». Ainsi la violence unanime devient-elle par la force des choses et presque comme une évidence, le contenant d’un nouvel ordre apparent. L’exclusion et n’en doutons pas, prend sa source improbable dans la négation civilisationnelle de l’ensemble des processus et des vertus qui la constituent originellement. 

De la judéité à l’hétérophobie, un casse-tête sociologique ?  

Mais qu’est-ce donc que cette fameuse judéité dont Albert Memmi, a fondé la définition ? Il en donne lui-même une formule singulièrement clarifiante. « La judéité est le fait et la manière d’être juif, l’ensemble des caractéristiques vécues et objectives, sociologiques, psychologiques et biologiques qui font un juif et conforte son identité en tant que telle ». De fait, la judéité et pour simplifier est la manière dont un juif vit à la fois son appartenance et la judaïcité (culturelle, religieuse) et son insertion dans un monde non-juif. Ainsi est-il donc clair qu’il en a une conscience intense et conflictuelle que la connaissance et sa pratique du judaïsme soit plus ou moins étendue, et qu’il participe plus ou moins solidairement à la vie commune de ses coreligionnaires. Il est à croire qu’une telle définition participe pleinement de ce que l’on qualifie également « d’identité juive », sans pour autant enfermer un peuple tout entier dans sa provenance originelle et ses profondes mutations au cours de l’histoire. Car il existe en amont, un risque réel, de subordination de l’appartenance, à la nécessité pour tout juif de s’intégrer dans le monde, même en vertu de ses différences identitaires et sans faire l’objet d’une sombre et douteuse classification. En est-il de même pour l’hétérophobie, concept qu’Albert Memmi, proposa non sans controverses toutefois. Il n’est pas certain qu’il faille entrevoir une ressemblance filiale entre ces deux termes qui vont chercher différemment leurs racines, même si au demeurant la filiation proprement dite, soit une préoccupation et une composante certaine de l’identité juive. Ainsi l’hétérophobie prend sa source dans le mépris, le rejet ou la haine envers des personnes, des pratiques et des représentations hétérosexuelles et que l’auteur définit lui-même comme fonction vitale de l’espèce humaine et bien qu’elle se distingue d’une forme larvaire de racisme. Le concept n’est donc pas dans ce cas représentatif de la « race » à l’inverse d’une interrogation légitime ou non à la clé, « une société vivante est une société qui se reproduit, sinon elle est condamnée à disparaître ». Une apostrophe symbolique qui valut à Memmi quelques fâcheux démêlés avec la communauté homosexuelle. Un juif ne peut-il pas être gay ? Vaste débat en effet et vraisemblablement fort dangereux.

Journal de guerre (1939 – 1943)

Est le dernier titre paru du vivant de l’auteur.  Un ouvrage autobiographique, édité et annoté par le professeur Guy Dugas, dans lequel l’auteur se met enfin à nu en quelque sorte, au cours de la période 1939-1943, alors qu’il vient tout juste d’obtenir un certificat de psychologie à l’université. Et voilà que la déclaration de guerre le rattrape de plein fouet et presque fatalement au sein d’un pays sous le joug de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie, qui recrutent à tour de bras de la main d’œuvre forcée ou volontaire afin de contribuer à l’effort de guerre contre les Alliés. Au total plus de trois mille juifs de tous âges. Le jeune Memmi, lui se porte volontaire, mais sait-il au juste pourquoi ? Ainsi dans son journal de camp de travail, il nous livre pudiquement ces dures journées de labeur, ponctuées de privations et d’humiliations – avec une lucidité éloquente à propos des juifs Tunisiens, alpaguant au passage l’antisémitisme français relayé par la police française et le SOL (Service d’ordre légionnaire) dont la brutalité était quotidiennement manifeste. « Ni linge, ni couverture », et encore moins de nourriture, était le contexte de rafles inhumaines qui menaient inévitablement à l’éradication d’un peuple désormais soumis à la barbarie idéologique et ségrégationniste. Témoignage poignant d’un homme pris dans les ténèbres de l’histoire incomprise mais faisant acte de résistance – par la pensée évidemment.

Journal de guerre (1939 -1943) suivi de journal d’un travailleur forcé et autres textes de circonstances. 304 pages. 10 euros. CNRS, Paris 2019

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Ecrivain, journaliste. Chercheur-associé auprès du Centre d’Etudes Supérieures de la Littérature de Tours.

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